RETOUR SUR LES CRIMES TABOUS DE LA COLONISATION

Depuis sa sortie le 27 septembre dernier aux éditions La Découverte, le livre explosif « Sexe, race et colonies » qui jette (images à l’appui) une lumière crue sur un aspect peu évoqué de l’esclavagisme et de la colonisation n’a pas cessé d’alimenter la polémique. Et pour cause, la reproduction de nombreuses images explicites et dégradantes de femmes noires, dont beaucoup n’étaient réduites qu’au statut d’objets sexuels en possession de maîtres colons.  

Les images défilent, troublantes, bouleversantes, choquantes, violentes. Antillaises lubriques à l’appétit sexuel débridé, arabes lascives prêtes à s’abandonner aux mains du maître blanc, hommes noirs « bestiaux, décadents et efféminés », hommes blancs mesurant à l’aide d’un compas les larges fesses d’une femme noire… Quelques exemples choisis des scènes déshumanisantes immortalisées dans les nombreux clichés et gravures qui composent la tapisserie des orgies coloniales que l’ouvrage Sexe, race et colonies a choisi de révéler au grand jour.

Un livre brûlant en chiffres

Codirigé par cinq chercheurs, dont l’historien Pascal Blanchard, l’ouvrage a mobilisé pas moins de 97 chercheurs qui ont examiné 1 200 illustrations diverses pour mettre à nu six siècles de domination sexuelle esclavagiste et coloniale sur tous les continents.

À la mesure crime, un livre démesuré… Cet ouvrage de 544 pages vendu à 65 euros l’exemplaire est le fruit de quatre années de travail ininterrompu au cours desquelles il a fallu aux auteurs récupérer, auprès de 400 sources à travers le monde, environ 70 000 corpus iconographiques.

Cette œuvre titanesque qui se propose de fournir une irréfutable documentation sur « la domination des corps du XVe siècle à nos jours » a requis la participation d’un collectif important de chercheurs, historiens, anthropologues, sociologues, au nombre desquels se compte une cinquantaine de femmes.

Érotisation violente et hantise du métissage

On pénètre ainsi dans les méandres des institutions sexualisées comme les harems de l’Empire ottoman, les plantations esclavagistes de la Caraïbe, les lieux de prostitution du Maghreb, du Kenya… On y découvre la fascination du colon pour les corps des dominés, l’éventail des réactions, des premiers émois exotiques à l’érotisation violente en passant par la hantise du métissage.

Pour Pascal Blanchard, « toutes ces images révèlent que, dans l’histoire coloniale, la sexualité n’a pas été un fait marginal et secondaire, mais bien une manière d’humilier et de dominer ». Au point que, écrit Christelle Taraud, l’une des coordinatrices de l’ouvrage, « la grande histoire de la colonisation n’a pas été la conquête des territoires, mais le partage des femmes ».

Sexe, race et colonies raconte en effet une histoire double : comment, dans les colonies, tout était permis au colon et comment l’Occident a fabriqué des fantasmes destinés à émoustiller ceux qui ne s’y rendraient jamais. Aux yeux du colonisateur, l’Autre n’était qu’un sexe.

Selon les auteurs, c’est cet imaginaire demeuré vivace dans l’inconscient occidental qui explique aujourd’hui la crainte du métissage des xénophobes. De même, estiment-ils, on observe dans le marché du tourisme sexuel et de la prostitution, mais aussi au sein de l’industrie de la pornographie, une transposition des stéréotypes qui ont contribué, dans les colonies, à la création d’espaces de « récréation sexuelle ».

Sexe, race et colonies apparaît dès lors indispensable pour déconstruire l’histoire de la domination, en particulier sexuelle.

La polémique

Elle se situe essentiellement autour de cette question : pour ou contre la publication d’images dégradantes de femmes noires ? Si la réalisatrice Isabelle Boni-Claverie et le critique littéraire Boniface Mongo Mboussa apprécient que ce sujet soit porté par des historiens et mis à la disposition du public, le faire au travers d’un « beau livre » les laisse perplexes.

Car, selon eux, on ne peut pas placer sur le même plan des tableaux de maître, des images pornographiques – dont certaines sont très avilissantes pour les colonisés représentés –, des affiches de publicité et des images de torture.

Pascal Blanchard reconnaît que l’équipe de contributeurs s’est demandé comment présenter des représentations aussi complexes. Quelques-unes ont d’ailleurs été écartées, notamment lorsqu’elles montraient des scènes impliquant de très jeunes filles ou garçons. Pour rédiger leurs textes, certains auteurs ont demandé à voir les photographies, d’autres ne l’ont pas souhaité.

Quelle que soit la manière de les montrer, ces images constituent des pièces à conviction de crimes restés tabous. Elles brisent la mythologie du discours colonial qui voudrait que les Occidentaux soient allés dans les colonies bâtir des ponts, construire des routes : on ne peut plus prétendre que les cartes postales ou les tableaux présentés dans le livre n’ont pas été envoyés ou peints, que ces violences n’ont pas existé.

Achille Mbembe, qui a signé la préface de l’ouvrage, dit comprendre que des femmes noires s’identifient aux personnes photographiées et se sentent souillées. Selon lui, on peut choisir de ne pas voir, mais la vérité de l’image existe indépendamment de l’acte qui autorise ou non de la montrer. « Après tout, nous sommes tout de même un peu plus que nos images. Cette liberté à l’égard de ce qui prétend nous représenter est essentielle », affirme-t-il.

Le roman noir de la colonisation

« Nous devrions connaître cette histoire, nous l’approprier. Il est important de savoir jusqu’où l’esclavage et la colonisation sont allés. En particulier au moment où des voix osent revendiquer les “bienfaits” de la colonisation », exhorte pour sa part la journaliste malienne Oumou Demba qui regrette que les librairies du continent noire n’aient pas encore reçu le livre, alors que les Africains sont concernés au premier chef.

Sexe, race et colonies fera-t-il reculer le racisme ? Peut-être pas. Les auteurs entendent néanmoins faire œuvre de pédagogie en exhortant les jeunes à ne pas se laisser piéger par l’image que l’on a d’eux, à ne pas s’installer dans une détestation de soi, de sa couleur…

Dans la postface du livre, l’écrivaine Leïla Slimani affirme : « On ne devrait pas pouvoir parler du voile, de Trump, du tourisme sexuel dans les pays du Sud, du “grand remplacement”, des violences policières à l’égard des Noirs, des migrants ou du Nouvel An 2015 à Cologne sans avoir lu le texte qui précède ».

NN

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