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[SOCIÉTÉ] POURQUOI CERTAINES MINORITÉS RÉUSSISSENT MIEUX : POLÉMIQUE AUX USA

Amy Chua à Séoul, le 13 octobre 2011 (LEE SEUNG-HWAN/AFP)

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L
e livre est un brûlot. Raciste ou visionnaire ? Briseur de tabou ou malaxeur d’idées nauséabondes ? Ou juste un ramassis de lieux communs ? Il n’est pas encore paru, mais ses auteurs sont déjà sur tous les plateaux de télé, des extraits sont abondamment publiés, intellectuels et commentateurs politiques s’empaillent à son sujet.


« The Triple Package » de Amy Chua et Jed Rubenfeld

L’ouvrage sera en vente aux Etats-Unis le 4 février. Son titre :« The Triple Package : comment trois caractéristiques improbables expliquent l’ascension et la chute de certains groupes culturels en Amérique ». Ses auteurs : deux professeurs de l’école de droit de Yale University, Amy Chua et Jed Rubenfeld.

Oui, enfin, même s’ils sont deux, mari et femme, c’est elle qui attire les projecteurs. Elle, la célèbre « Tiger Mom », « mère tigre », Sino-Américaine sévère prônant une éducation des enfants aux antipodes des permissives habitudes locales, dont les « mémoires » publiées en 2011 avaient profondément troublé les parents américains.

Supériorité, insécurité et self-control

Avant d’entrer dans le détail de la controverse, voici un bref aperçu – ultra simplificateur – de l’idée principale du livre, qui, de fait, élargit le postulat du livre précédent.

Les Asiatiques ne sont pas les seuls à réussir mieux dans la vie aux Etats-Unis. Sept autres groupes « culturels » sont concernés, chiffres incontestables à l’appui : les Cubains, les juifs, les Indiens, les Nigérians, les mormons, les Iraniens et les Libanais.

Selon « Tiger Mom » et son mari, ces groupes réussissent parce qu’ils ont trois choses en commun :

  • un complexe de supériorité ;
  • un puissant sentiment d’insécurité ;
  • et la capacité de maîtriser leurs impulsions (« impulse control »).

Quels sont les autres groupes installés dans le pays auxquels manquent – collectivement, car il y a bien sûr des exceptions – ces précieux traits de caractère ?

Le tabou des sujets « racialement chargés »

Le livre est assez clair sur au moins les Afro-Américains (les Noirs, quoi) et les Wasps (les Blancs anglo-saxons protestants). On trouve aussi des allusions aux habitants des Appalaches (en gros, les ploucs ruraux des montagnes, mais c’est dit autrement).

Chua et Rubenfeld anticipent l’avalanche de critiques qui va leur tomber dessus :

« Il est très difficile de parler de tout cela, en grande partie parce que ces sujets sont si racialement chargés (“racially charged”). »

Je préviens tout de suite : je ne vais pas quant à moi éviter d’écrire le mot « race », tabou en France, sinon je n’arriverai pas à rendre compte des discussions américaines. Ici, parler de « race », ou employer comme synonyme « ethnie », n’a pas de connotation négative.

Un deuxième livre incendiaire

Parce qu’une journaliste du New York Post a fort bien décritl’articulation entre les deux ouvrages de Amy Chua, et que moi-même je n’ai encore lu que des extraits du « Triple Package », je la cite d’emblée :

« Le premier livre se résumait à un seul argument : les mères chinoises sont meilleures que toutes les autres mères, et leurs méthodes d’éducation sont à l’origine de la grande peur occidentale contemporaine : l’ascension irrésistible et la suprématie à venir de la Chine.

Ce livre de Chua a été un best-seller, il n’est donc pas surprenant qu’elle revienne avec une thèse encore plus incendiaire, parfaitement en phase avec la profonde inquiétude économique actuelle.

Elle joue avec la crainte collective de la disparition imminente de la classe moyenne américaine, et avec la conviction fausse que la réforme de l’immigration aggravera encore la situation des Américains. »

« J’appelle ça le nouveau racisme »

Le magazine Time, pour sa part, qui a confié la critique du livre à un journaliste-écrivain d’origine indienne – la précision ethnique est importante, celui-ci se disant personnellement insulté par la thèse – , n’y va pas par quatre chemins :

« Des idées pareilles ne vous choquent pas ? Non ? Alors, c’est qu’elles sont devenues insidieusement banales. Le réductionnisme racial, ethnique et culturel s’est glissé dans la psyché américaine et le discours public.

Comme il est devenu impensable, du moins en bonne compagnie, de faire des commentaires peu flatteurs sur, mettons, la culture afro-américaine ou hispanique, on a pris l’habitude, depuis dix ans, de relever la supériorité culturelle supposée de certaines minorités plus modèles que d’autres.

J’appelle ça le nouveau racisme. »

Avant de poursuivre la litanie des critiques acerbes – les compliments ne m’ont pas sauté aux yeux –, il est juste d’expliciter un peu la thèse de Chua et Rubenfeld. Avec leurs propres mots. C’est facile, le New York Time leur a offert deux grandes pages de tribune dans son édition dominicale.

La prédominance des Asiatiques à l’école

Ils commencent par des chiffres avérés : les Indiens-Américains (autrement dénommés « Asiatiques de l’Est ») gagnent plus d’argent en moyenne que tout le monde, les Iraniens, Libanais et Chinois-Américains les suivent de près. Les Cubains de Miami affichent des réussites insolentes.

Les mormons sont devenus en 30 ans les leaders du business aux Etats-Unis. Les juifs trustent les sièges de la Cour suprême, des Nobel, et des récompenses littéraires et musicales. Les Nigérians engrangent les doctorats dans les facs prestigieuses.

Sans parler de la suprématie spectaculaire des « Asian-Americans » à l’école et en fac, qui conduit nombre d’universités à développer d’habiles stratégies pour leur en barrer l’accès, histoire de conserver une certaine « diversité ethnique » dans leur corpus, ainsi que je l’airaconté dans un précédent article.

Si l’on veut enfoncer le clou de la réussite scolaire des Asiatiques à l’école, il suffit de se référer à cette dernière enquête du magazine The Atlantic (schéma n°2).


Proportions de diplômes selon l’ethnicité (The Atlantic)

Après deux générations, la dégringolade

Chua et Rubenfeld évacuent l’argument couramment avancé de la richesse, l’origine sociale ou l’appartenance à une classe économique privilégiée :

« Aujourd’hui, de nombreux mormons riches sont issus de familles très modestes. Bien que l’Inde et la Chine envoient nombre de leurs émigrants au travers de filières professionnelles spécifiques, une bonne moitié des immigrés de ces nationalités n’entrent pas aux Etats-Unis par ce biais-là.

Beaucoup sont pauvres et sans éducation. Pourtant, des données publiées en 2013 montrent que les enfants des immigrés chinois, coréens et vietnamiens ont étonnamment grimpé dans l’échelle sociale en dépit du background de leurs parents. »

De tout temps, admettent les auteurs, des groupes d’immigrés aux Etats-Unis ont eu leur époque de succès, toujours suivie d’une dégringolade. A une époque, les Grecs étaient en haut de la liste. C’est fini. Le phénomène se produit toujours après deux générations.

C’est une histoire de culture

On en arrive à la démonstration centrale du livre :

« Le fait que les groupes montent et descendent de cette façon dément l’idée qu’il y aurait des “minorités modèles”, des différences innées, biologiques. C’est au contraire la preuve que la culture prime sur tout. »

D’où l’emphase mise par les auteurs sur les trois fameuses caractéristiques.

« La première est le complexe de supériorité : une croyance profonde dans sa propre extensionnalité.

La deuxième peut sembler contradictoire : l’insécurité, un sentiment que votre propre personne, ou ce que vous avez fait, n’est jamais assez bien. La troisième est la capacité au self-control.

Tout le monde, de quelque origine que ce soit, peut présenter ces trois caractéristiques. Mais les études montrent que certains groupes les instillent dans leurs membres plus souvent que d’autres, et qu’ils en tirent davantage de succès. »

Une partie de leur constat est assez juste

Ma traduction est sans doute approximative. Elle permet de se faire une idée des idées en jeu. J’admets que, dans le contexte américain où je baigne depuis quatorze ans, je trouve une partie de ce constat assez juste. Notamment quand les auteurs écrivent, non sans malice :

« De nombreuses études […] montrent que les parents chinois immigrés imposent souvent des exigences exorbitantes à leurs enfants (“Pourquoi seulement un 19,5 ? Pourquoi pas un 20 ?”), leur laissant entendre que l’honneur de la famille dépend d’eux.

Par contraste, les parents blancs ont tendance à favoriser davantage les qualités sociales de leur enfant, et leur estime personnelle.

Il y a un monde entre : “Tu es formidable. Maman et Papa veulent que tu n’aies à te soucier de rien”, et : “Si tu n’es pas le meilleur à l’école, la famille va se disloquer et finir dans la rue.” »

L’Histoire dévalorise certains groupes sociaux

Comment un complexe de supériorité peut-il bien émerger d’une éducation aussi humiliante ? Facile : leur religion apprend aux mormons qu’ils sont des « embryons de Dieu », « envoyés sur Terre pour sauver le monde », et aux juifs qu’ils sont « le peuple élu ». Leur histoire prestigieuse rappelle aux Iraniens leur « supériorité perse », etc.

Evidemment, dans ce contexte, la communauté noire américaine est sacrément mal lotie, et l’explication de Chua et Rubenfeld tient debout :

« Ce n’est pas facile pour les minorités de maintenir un complexe de supériorité. Tout au long de son histoire, l’Amérique a fait tout ce qu’elle pouvait pour imposer sa propre narration de leur infériorité à ses minorités non blanches, spécialement aux Noirs.

Les Afro-Américains ont infatigablement combattu cette narration, mais l’idée persiste. […] Le rappeur Sean Combs [Puff Daddy, ndlr] parle sans doute au nom de beaucoup d’autres quand il dit :

“C’est juste comme : OK, nous étions des esclaves, et puis nous avons été fouettés et aspergés avec des tuyaux d’eau, et il y a eu le mouvement des droits civiques, et nous sommes les gangsters américains. J’aimerais bien qu’on nous voit sous un angle plus scintillant.”

Alors, oui, bien sûr, la culture n’est pas le seul déterminant. Les individus peuvent la défier et écriture leur propre scénario. […] C’est juste plus dur quand vous devez faire ça tout seul. »

Je suis navrée de n’avoir pas la place de reproduire ici le détail de l’argumentaire des auteurs, qu’il serait injuste de réduire à des lieux communs et des simplifications outrancières.

De dangereuses idéologies ethno-centrées

Cela dit, l’indignation que leur livre soulève dans les critiques publiées jusque-là n’est pas feinte. Le journaliste du Time, par exemple, ne conteste pas les données qui servent de base au « Triple Package ». Mais il s’insurge contre leur interprétation ethno-centrée, un genre qui lui rappelle une période noire pour l’Amérique.

Il cite un penseur américain du début du XXe siècle prônant la supériorité culturelle des Européens du Nord sur ceux du Sud, sur lequel s’est appuyé le Congrès pour voter une loi limitant l’immigration. Il en cite un autre défendant en 1959 l’idée suivante :

« Les protestants, les juifs et les Grecs attachent une plus grande importance à l’éducation, à l’indépendance et à la réussite que les Italiens du Sud et les Canadiens français. »

Comment définir une « bonne » culture ?

Impossible d’énumérer, encore moins de détailler, tous les arguments employés par le Time pour pulvériser la thèse du « Triple Package ». En voici cependant deux, que je trouve particulièrement intéressants :

  • les deux auteurs établissent une hiérarchie entre la bonne culture – qui conduit invariablement à devenir riche, à accumuler argent et positions sociales – et la mauvaise. Quid des traits de caractère comme la gentillesse, le sens du collectif, du service public, ou des valeurs martiales ?
  • Les auteurs s’en prennent à la culture américaine « excessivement permissive ». Mais n’est-ce pas cette permissivité qui fait de l’Amérique un lieu de créativité plein d’énergie et d’innovation ? Et le journaliste de citer Hemingway, Fitzgerald, Mark Zuckerberg, Sylvia Plath, Burroughs, Bill Gates…

Et puis pourquoi autant s’exciter à propos de ce livre, qui se contente peut-être d’enfoncer des portes ouvertes ? Telle est la conclusion placide d’un commentateur politique de la chaîne CNN :

« Au cours de l’Histoire, on a toujours dit que certaines cultures étaient meilleures que d’autres sur certaines choses en particulier. Je ne comprends pas la controverse. »

source : Hélène Crié-Wiesner Binationale pour rue89

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