En 1989, cinq adolescents ont été condamnés à tort pour le viol barbare d’une joggeuse à New York. 25 ans plus tard, ils vont obtenir réparation. « L’Obs » les a retrouvés.
Image extraite du documentaire « The Central Park Five », montrant Yusuf Salaam, l’un des accusés à tort du viol d’une joggeuse. (Clarence Davis/AP/SIPA)
C’était en mai 2013. « Monsieur Wise, vous vous reconnaissez sur la vidéo ? C’est bien vous, n’est-ce pas ? » L’adulte marque un temps d’arrêt, il tremble. Il explose : « Non, ce n’est pas moi ! Ce gamin que j’étais, il est mort. Vous l’avez foutu en taule. Vous l’avez tué ! »
Scène extraordinaire à Church Street, au sud de Manhattan, dans le bureau d’un avocat de la police new-yorkaise : vingt-trois ans après un procès pour viol qui avait mis la ville sens dessus dessous, Korey Wise, Antron McCray, Kevin Richardson, Yusef Salaam et Raymond Santana sont à nouveau interrogés un par un, pendant des heures et des heures. Mais les rôles sont inversés.
En 1989, l’objectif était de coffrer cinq adolescents soupçonnés d’un crime particulièrement atroce. En 2013, il s’agit de juger ceux qui sont à l’origine de cette incroyable bavure et d’obliger leur employeur, la ville de New York, à verser 50 millions de dollars (38 millions d’euros) à cinq innocents qui ont passé entre six et plus de treize ans de leurs plus belles années derrière les barreaux. [Ils vont finalement toucher une indemnisation de 40 millions de dollars, selon le « New York Times »].
« Allons au parc ! »
L’air était doux, ce 20 avril 1989, et la lune presque pleine. « Il faisait chaud, se souvient Raymond Santana, 14 ans et demi à l’époque. Normalement, je devais être à la maison à 21 heures au plus tard. Mais ce jour-là il n’y avait pas école. » Raymond habite le Bronx, il ne met jamais les pieds à Central Park. Mais, ce soir-là, il y a une party à Schomburg Plaza, deux tours HLM au coin nord-est de Central Park. « On s’y est retrouvés, et quelqu’un, je ne sais plus qui, a lancé : ‘Allons au parc !' », nous dit aujourd’hui Raymond.
Un groupe se forme, plus d’une trentaine de jeunes qui entrent dans l’immense jardin au niveau de la 110e Rue. Ils viennent de traverser une frontière invisible mais que connaissent tous les New-Yorkais. « Il y avait deux mondes :Central Park, au sud de la 110e, et au nord, Harlem, dans un état d’abandon avancé », se souvient le sénateur de New York Bill Perkins, qui présidait à l’époque l’association des locataires de Schomburg Plaza.
Au même moment, une femme de 28 ans quitte son appartement de la 83eRue. Dans le hall de son immeuble, elle bavarde avec un voisin avant de partir faire son jogging quotidien dans le parc. Elle porte des écouteurs pour capter la radio. Blanche, issue d’une famille aisée, la jeune femme travaille à Wall Street chez Salomon Brothers, la célèbre banque d’investissement. A l’instant où elle pénètre dans le parc, la situation s’apprête à dégénérer un peu plus au nord.
La police sur le qui-vive
Dans le groupe de jeunes, certains sont animés d’intentions qui n’ont rien de bucolique. Il y a là, par exemple, Jermain Robinson. Un chef de bande. « Très rapidement, poursuit Raymond, la police est arrivée, ils ont braqué leurs lampes sur nous, et tout le monde s’est dispersé. »
Quelques minutes plus tard, une partie des jeunes se regroupent. Ils veulent stopper un cycliste, qui leur échappe, puis tabassent un clochard. Un peu plus loin, un couple en tandem leur échappe de justesse, puis un coureur.
Je n’avais rien vu de tous ces incidents, affirme Raymond, mais, quand j’ai retrouvé une partie du groupe autour du Réservoir, je les ai vus agresser un joggeur. Immédiatement, j’ai dit : ‘Ca dérape, je me casse.' »
Le joggeur, un professeur, est en sang, il passera deux nuits à l’hôpital.
Cette fois, la police est sur le qui-vive. Elle arrête plusieurs ados, parmi lesquels Raymond Santana, Kevin Richardson et Antron McCray (Korey Wise et Yusef Salaam seront interpellés le lendemain). Aucun des cinq n’a participé aux agressions, même s’ils ont été témoins de certaines d’entre elles. D’autres jeunes sont très vite relâchés, d’autres encore ne sont même pas interpellés.
Depuis leur faux taxi jaune, deux inspecteurs en civil voient un kidsortir du parc. Ils le connaissent de vue : il travaille dans une bodega en face du commissariat. « Blondie », l’inspecteur-chauffeur de taxi, l’interroge : « Tu as vu le groupe de jeunes dans le parc ? » Non. Rien vu. « J’étais seul. » L’inspecteur le laisse filer. Il s’appelle Matias Reyes et porte des écouteurs radio…
« Le crime du siècle »
A 1h30 du matin, deux hommes traversant Central Park entendent un gémissement. Ils se dirigent vers les taillis et découvrent une masse informe, ensanglantée et agitée de spasmes. Trisha Meili – on n’apprendra son nom que bien plus tard – a été sauvagement battue avec une pierre, ses mains sont attachées, elle a été violée. Plongée dans un coma profond, elle a perdu les trois quarts de son sang. Elle survivra et se rétablira.
Trisha Meili, la « joggeuse de Central Park », le 14 avril 2005.
(Ed Reinke/AP/SIPA)
En un instant, tout a changé. La nuit des voyous devient le « crime du siècle », dit tout de suite Ed Koch, le maire de New York. Le viol se serait passé n’importe où ailleurs, l’émotion aurait été grande. Mais Central Park est le poumon de la ville, ou son coeur. Un lieu sacré. On s’y promène aujourd’hui en toute tranquillité, mais, en 1989, c’est un endroit dangereux. Blague de l’époque : « Central Park était tellement calme, l’autre soir, qu’on aurait entendu un couteau tomber par terre. »
C’est aussi un lieu que le « bon » New York ne veut pas abandonner aux « sauvages » du nord. Car on en est là. Le crack a débarqué quatre ans plus tôt et fait des ravages. En 1989, la ville vit son année la plus violente et ne sait pas encore que, cinq ans plus tard seulement, un certain Rudy Giuliani, ex-procureur général devenu maire républicain à poigne, la transformera en Suisse paisible. Inimaginable, en 1989 : les tensions raciales sont à leur comble, les petits Blancs décampent en banlieue ou bien, stoïques, courent depuis le métro jusqu’à leur appartement, l’oeil aux aguets et la main crispée sur leur sac.
« On a trouvé tes empreintes »
Il faut des coupables. Vite. Au commissariat, des jeunes commencent à s’accuser entre eux. Assez rapidement, les enquêteurs identifient une poignée de suspects. Les interrogatoires commencent et, avec eux, une stupéfiante accumulation de bavures. La pression des interrogatoires, des heures durant. Les fausses informations que les inspecteurs leur glissent : « On a trouvé tes empreintes. » Les promesses : « Signe ta confession, après, promis, tu rentres chez toi. » Les réponses suggérées.
Les parents, dont certains ne parlent même pas l’anglais, sont éloignés de la salle d’interrogatoire. Les ados et leurs familles ne connaissent rien à la justice, ils n’ont même pas demandé la présence d’un avocat. Après quatorze, vingt-sept, trente heures d’affilée dans cette Cocotte-Minute, ces gamins racontent tout ce qu’on veut pour « rentrer à la maison ».
Quatre d’entre eux (Yusef Salaam, le cinquième, refuse) signent et enregistrent devant la caméra des confessions détaillées. Les détails de l’agression sont précis, glaçants… et terriblement contradictoires. Mais à l’époque, personne – ni les criminologues ni les avocats – ne met en cause ces confessions extorquées.
La meute de loups
Dans les semaines qui suivront, les ados se rétracteront tous. Trop tard. La presse se déchaîne avec une violence inouïe contre la « meute de loups », les « bêtes sauvages » de Central Park, un vocabulaire animalier qui suinte son racisme séculaire. Le maire Koch parle de « monstres ». Donald Trump, le magnat de l’immobilier qui rêve déjà de devenir président, s’offre une page de pub dans les quotidiens pour réclamer le rétablissement de la peine de mort. Pat Buchanan, qui deviendra une sorte de Le Pen américain, suggère :
Si les plus âgés de cette meute de loups ( …) étaient jugés, condamnés et pendus ( … ), le parc serait plus sûr pour les femmes. »
Alors oui, flics et procureurs se sentent pousser des ailes. Leurs cinq coupables sont idéaux. « Il y avait cette impression que les forces de l’ordre avaient accompli un job parfait », dira plus tard Jim Dwyer, le reporter du « New York Times » qui couvre l’affaire. Même dans les communautés noires et hispaniques, on ne croit guère à l’innocence des cinq.
Dans ma famille, beaucoup pensaient que j’étais coupable. Personne n’a voulu payer les 25.000 dollars de caution, et je suis resté en taule. A son travail, mon père se faisait insulter », raconte Raymond, que nous avons retrouvé dans un café proche du club de gym de la 42e Rue, où il travaille depuis cinq ans comme coach. »
Certains, trop rares, sont tout de même sceptiques. Ces cinq jeunes n’ont aucun passé criminel. Ils vont à l’école, mènent une vie normale.
Je savais qu’ils n’étaient pas dans le coup, se souvient Bill Perkins, l’ancien représentant des locataires du HLM, qui fut l’un des premiers à les défendre. Je connaissais intimement leurs familles. Ces jeunes de 14-15 ans participaient à des programmes sportifs pour ados. Je savais quel genre de ‘kids’ ils étaient. Ce viol était une aberration totale par rapport à leur comportement passé. »
Les tests ADN, technique encore balbutiante, ne donnent rien. Aucune correspondance avec le sperme prélevé sur la victime. Sur les vêtements, les traces sont trop fragmentaires pour être probantes. En mars 1990, pourtant, coup de théâtre ! Un sérologiste de la police découvre sur une chaussette de la victime une trace de sperme qui avait échappé aux enquêteurs. Cette fois, il obtient une séquence complète d’ADN. On le compare avec celui des cinq garçons : cela ne donne rien. Cette fois, c’est prouvé : aucun d’entre eux n’était le violeur.
Dessin du procès des cinq adolescents.
(Marilyn Church/AP/SIPA)
Les procureurs devraient repartir de zéro. Mais non ! Ils inventent une nouvelle théorie : le violeur était un sixième homme, les cinq sont complices et tout aussi coupables. Le procès ne sera qu’une formalité : les confessions enregistrées sont dévastatrices. Ronald Gold, le juré n° 5, résiste pourtant. Il a des doutes. C’est le remake du célèbre film de Sidney Lumet, « Douze Hommes en colère »… Mais Ron Gold n’est pas Henry Fonda.
A la fin, j’ai voté avec les autres parce que, franchement, j’étais lessivé. Je voulais rentrer chez moi », expliquera-t-il des années plus tard.
Rentrer chez soi : la promesse que les inspecteurs avaient faite aux ados pour qu’ils passent à table…
Korey, qui était le seul âgé de 16 ans au moment des faits, est envoyé dans une prison pour adultes. « Il a été physiquement attaqué, et des coups de couteau ont laissé des cicatrices sur tout son corps », nous raconte Jane Byrialsen, son avocate. Les quatre autres sont répartis dans des centres de détention pour mineurs, où il faut grandir très vite si l’on veut survivre.
« Quel fut le pire moment ? » demande-t-on à Raymond Santana. La voix baisse, les yeux de ce costaud se voilent. « La mort de ma mère. Comme j’avais fait preuve de bonne conduite, ils m’ont laissé la voir. Mais j’ai dû faire un choix : lui rendre visite sur son lit d’hôpital et assister à la veillée funèbre. Ou bien aller aux funérailles. L’un ou l’autre. J’ai donc fait une croix sur l’enterrement pour la voir vivante une dernière fois, la veille de sa mort. » Raymond se souvient aussi d’un rêve récurrent, particulièrement pénible : « Je rêvais que je me réveillais chez moi. Tout cela n’était qu’un cauchemar. Et puis je me réveillais : ‘Damn ! Je suis en prison, et ce n’est pas un rêve !' »
Cinq ans après leur condamnation, à la première date possible de libération conditionnelle, on leur demande une nouvelle fois d’avouer leur culpabilité. Aucun n’accepte, et la libération conditionnelle leur est refusée. En décembre 1995, Raymond est le premier à sortir de prison, sa peine purgée. Il est suivi par Antron, puis Yusef et Kevin.
Incroyable rebondissement
Affaire classée ? Le plus incroyable rebondissement reste à venir… Car tous n’ont pas été libérés : le malheureux Korey Wise, condamné à une peine plus lourde du fait de son âge, se morfond toujours derrière les barreaux.
Dolores Wise, la mère de Korey Wise, devant la Cour suprême de Manhattan en 1990.
(Robert Mecea/AP/SIPA)
Fin 2001, il croise un détenu avec lequel il s’était battu à Rikers Island, la sinistre prison new-yorkaise où séjournera brièvement DSK. Le type s’excuse pour cette vieille bagarre. Ils parlent de religion. L’homme mentionne qu’il est au courant des protestations d’innocence de Korey. Il s’appelle Matias Reyes. Quelques jours plus tard, torturé par sa conscience, Reyes confie à un employé de la prison que l’un des détenus est enfermé pour un crime qu’il n’a pas commis.
De fil en aiguille, ses demi-confessions débouchent sur des aveux. Un prélèvement d’ADN est ordonné. Il correspond à celui du violeur. Reyes donne des détails que seul le coupable pouvait connaître. Trisha Meili, la joggeuse de Central Park, portait des écouteurs radio, par exemple, et non le Walkman que Korey avait décrit dans sa « confession ». Il résout aussi une énigme : celle de cette étrange coupure en forme de croix sur une pommette de la victime. La police n’arrivait pas à l’expliquer. Or Reyes portait une bague avec, en relief, un christ sur la croix.
« Ils ont trouvé le coupable, il a avoué ! »
Raymond, qui est le seul à être retourné en prison (pour possession de crack), reçoit un coup de fil de son père : « Ils ont trouvé le coupable, il a avoué ! » « Je ne l’ai pas cru. Je lui ai raccroché au nez », dit-il. Mais Raymond n’est pas au bout de ses surprises. Reyes a avoué depuis la prison, où il est incarcéré pour des viols en série particulièrement brutaux, dont celui d’une femme enceinte qui a succombé à ses blessures. La presse l’a surnommé le « tailladeur de l’East Side » en référence aux coups de couteau infligés aux victimes.
Deux jours avant le fatidique 20 avril 1989 – deux jours ! -, il a déjà tenté de violer une femme dans Central Park. Celle-ci a été sauvée par l’arrivée d’un passant. Elle donne à la police un détail intéressant : l’agresseur avait des points de suture sur le menton. Un inspecteur vérifie les admissions dans les hôpitaux. Au Metropolitan Hospital, un Portoricain de 18 ans s’est fait recoudre le menton. Son nom ? Matias Reyes. La police ne poursuivra jamais cette piste, et la division des crimes sexuels ne fera jamais le moindre rapprochement entre le viol de Central Park et l’épopée sanglante de l' »East Side Slasher ».
Avalanche d’erreurs
Avec une telle avalanche d’erreurs et d’irrégularités, personne, en 2002, ne s’étonne de voir les cinq innocentés lancer une action en justice contre la ville pour violation de leurs droits civiques. En 2003, l’affaire attire l’attention d’une étudiante de Yale stagiaire chez un avocat new-yorkais. Sarah Burns est la fille de Ken Burns, le roi incontesté du documentaire américain. Elle se passionne pour l’affaire. Un livre est publié en 2011. Un documentaire, saisissant, est diffusé sur la chaîne publique PBS en avril [2013].
C’est une belle histoire de famille : Sarah, son mari et son père sont coréalisateurs. C’est aussi une aide psychologique formidable pour les cinq.
Leurs avocats étaient réticents, mais ils ont tout de suite accepté de témoigner, confie Sarah. Ils voulaient que l’on raconte leur histoire, ils avaient l’impression que la justice les avait innocentés, mais que personne ne le savait. »
Pendant ce temps, le procès suit son cours tortueux. La ville de New York continue de refuser toute indemnisation à l’amiable. « Le procès ne porte pas sur la culpabilité ou l’innocence, mais sur la question de savoir si la police et les procureurs ont agi ou non avec l’intention de nuire et commis sciemment des irrégularités. La réponse est non », affirme une avocate de la Ville.
« Nous avons rassemblé 90.000 documents, environ 70 personnes ont témoigné », indique Jane Byrialsen, l’avocate de Korey. Certains prédisent que la déposition de Jermain Robinson, le chef de bande qui avait agressé le prof autour du Réservoir, provoquera des remous. A sa sortie de prison, il est devenu soldat puis a fait une belle carrière d’ingénieur. Pétri de remords, il admettrait entièrement sa responsabilité dans les incidents violents de cette nuit de 1989 et affirmerait que les cinq y étaient étrangers.
Au mépris de l’évidence
Officiellement les procureurs et détectives expliquent qu’ils ont fait les choses dans les règles. S’il y a eu des erreurs, elles n’étaient pas volontaires. Officieusement ils s’affirment toujours convaincus de la culpabilité des cinq. Au mépris de l’évidence, une source proche du parquet nous a longuement expliqué comment Matias Reyes n’était que le sixième homme !
Ce genre de propos laisse Sarah Burns ébahie. A ses yeux, la Ville reste engluée dans ce raisonnement qui fit tant de ravages en 1989.
« Les enquêteurs sont partis des conclusions auxquelles ils voulaient arriver, et non des preuves qu’ils avaient en main. Ils ont marché à reculons : la police n’a rien fait de mal, donc ils ne peuvent pas avoir provoqué de fausses confessions, donc il doit y avoir un fond de vrai dans la culpabilité des cinq. »
Raymond, lui, [était] confiant. Ce combat, il le [menait] en pensant à sa fille adorée de 9 ans, qu’il voit tous les week-ends. Et il [avait] un conseil, pour la ville de New York : « Ce n’est pas une mauvaise chose de montrer son humanité et de dire : ‘Vous savez quoi ? Je suis désolé, on a commis une erreur, essayons de la réparer.' »
Vingt-cinq ans après, un accord a donc été trouvé, annonce le « New York Times ». S’il est validé par la justice et les autorités de la ville, « les cinq de Central Park » devraient recevoir environ un million de dollars pour chaque année injustement passée en prison.
Philippe Boulet-Gercourt – Le Nouvel Observateur
Commentaires
commentaires