Zora Neale Hurston savait faire des entrées remarquées. En 1925, lors d’un dîner de remise de prix littéraires, cette nouvelle venue à Harlem attira tous les regards en raflant quatre prix : un second prix en fiction pour sa nouvelle intitulée « Spunk », un second prix en dramaturgie pour sa pièce Color Struck et deux mentions honorables. Et si les écrivains qui s’étaient classés devant elle ce soir-là ne tardèrent pas à sombrer dans l’oubli, le nom de la lauréate des seconds prix circula toute la soirée puis resta en vogue au cours des journées et des années qui suivirent.
Tous les chroniqueurs s’accordent pour dire que Zora Hurston était capable de pénétrer dans une salle où elle ne connaissait personne et, en l’espace de quelques minutes et de deux ou trois histoires, de mettre tout le monde sous son charme au point que beaucoup lui offraient de faire pour elle tout ce qui était en leur pouvoir. Elle possédait un intellect brillant, un sens de l’humour contagieux et, pour reprendre l’expression d’un de ses amis, « le don d’entrer dans le cœur des gens ». L’amalgame unique de talent, de détermination et de charme qui était le sien contribua à faire d’elle l’un des flambeaux de la Renaissance de Harlem et l’un des écrivains les plus importants et les plus connus de la première moitié du XXe siècle. Au cours d’une carrière qui s’étendit sur plus de trente ans, Zora Hurston publia quatre romans, deux ouvrages de folklore, une autobiographie, de nombreuses nouvelles et plusieurs essais, articles et pièces de théâtre.
Née le 7 janvier 1891 à Notasulga, dans l’Alabama, Zora Hurston en partit avec sa famille dans sa petite enfance pour venir s’établir en Floride, à Eatonville. Là, il lui fut donné d’observer autour d’elle des exemples de réussite dans la population noire. Au sein de l’administration municipale, des hommes noirs, dont son père, John Hurston, rédigeaient les lois qui régissaient les activités de la population. Dans les deux églises de la localité, des femmes noires, dont sa mère, Lucy, dirigeaient les cours de catéchisme dominicaux. Sur la véranda du magasin de la bourgade, des Noirs, hommes et femmes, racontaient des histoires évoquant des mondes pittoresques et fascinants.
Dans la grande maison bâtie sur un terrain de deux hectares dans cette communauté consciente de la valeur de sa culture, Zora eut une enfance relativement heureuse, malgré de fréquents accrochages avec son père, prédicateur, qui voulait parfois, comme elle le décrivit plus tard, « étouffer » son esprit exubérant. En revanche, sa mère l’encourageait, elle et ses sept frères et sœurs, à « sauter après le soleil » selon l’expression populaire afro-américaine communément employée à Eatonville. « Cela ne voulait pas dire que nous atterririons sur le soleil, expliquait Zora Hurston, mais cela aurait du moins l’avantage de nous faire décoller du sol. »
Les jeunes années idylliques de Zora Hurston prirent fin soudainement à la mort de sa mère, en 1904. Son père ne fut pas long à se remarier et apparemment n’eut plus guère de temps ni d’argent à consacrer à ses enfants. Et après que Zora en fut venue aux mains avec sa jeune belle-mère, son père l’envoya vivre chez divers parents et lui laissa le soin d’accéder seule à l’âge adulte. Zora décrivit ces tristes années comme « dénuées de bien-être et vides d’amour ». Elle exerça une série de petits métiers durant son adolescence, tout en s’efforçant de terminer ses études. Suivit alors près d’une décennie où Zora disparut des annales. Elle réapparut en 1917, âgée de 26 ans, habitant Baltimore mais n’ayant toujours pas terminé ses études secondaires. Elle se déclara née en 1901 – toute une décennie en moins – afin de se faire passer pour une adolescente et de s’assurer une scolarité gratuite. Depuis lors, elle se rajeunit toujours d’au moins dix ans, ce que son physique lui permettait ! Les photos que nous avons d’elle montrent une grande femme, de belle allure, au regard rieur mais pénétrant, aux pommettes hautes et au visage gracieux toujours animé et expressif.
Après avoir enfin terminé ses études secondaires, Zora Hurston obtint sa licence au prestigieux Barnard College et continua avec un doctorat à l’université Columbia, sous la direction de l’anthropologue Franz Boas de renommée mondiale. Elle se vit plus tard attribuer une bourse Guggenheim, distinction très prisée, pour étudier les communautés autochtones en Jamaïque et en Haïti.
En 1935, Zora Hurston s’était fermement établie sur la scène littéraire américaine. Elle avait publié plusieurs nouvelles et articles, une série d’études bien reçues sur le folklore noir du Sud (Mules and Men) et un roman, Jonah’s Gourd Vine, que le New York Times estima être « sans crainte d’exagérer le roman le plus vital et le plus original jamais écrit sur le Noir américain ». Sa carrière parvint à son zénith à la fin des années 1930 et au début des années 1940. Son œuvre maîtresse, un roman intitulé Une femme noire, est aujourd’hui inscrite sur la liste des ouvrages à lire dans les lycées et les universités de tous les États-Unis.
« Il n’y a pas pour moi de livre plus important que celui-là », en a dit la romancière Alice Walker. Pour Oprah Winfrey, personnalité de la télévision américaine, ce roman est son « histoire d’amour préférée de tous les temps ». L’animatrice trouva en fait cette œuvre si intéressante qu’elle en produisit en 2005 une adaptation télévisée avec, dans le rôle principal, Halle Berry, oscar de la meilleure actrice en 2002. Le téléfilm bénéficia d’une audience estimée à 24,6 millions d’Américains, ce qui ancra le roman plus profondément encore dans la conscience collective et dans le canon littéraire américain.
Aujourd’hui, « Une femme noire » est très largement considéré comme un chef-d’œuvre. Mais lors de sa parution, en 1937, il n’impressionna guère l’écrivain Richard Wright, contemporain de Zora Hurston, qui écrivit : « Le registre sensoriel de son roman ne véhicule aucun thème, aucun message, aucune pensée. » L’œuvre fut toutefois accueillie par des critiques globalement positives. Plusieurs articles de presse furent consacrés à l’époque à son auteur et Edna St. Vincent Millay, poète et lauréate du prix Pulitzer, lui envoya un télégramme pour la féliciter de son succès. « Dieu aime les Noirs après tout, non ? » dit Zora Hurston à un ami en plaisantant, ravie des louanges dont son roman faisait l’objet malgré le racisme persistant qui sévissait alors dans une grande partie des États-Unis. « Ou bien suis-je seulement en liberté conditionnelle ? » ajouta-t-elle.
Cependant, Zora Hurston ne reçut jamais les rétributions que ses œuvres auraient dû lui valoir. (La plus forte avance qui lui fut versée par un éditeur s’éleva à 500 dollars, soit un dixième du montant généralement octroyé à ses homologues blancs.) En 1960, lorsqu’elle mourut d’une attaque cérébrale à l’âge de 69 ans, ses voisins de Fort Pierce, en Floride, durent collecter des fonds pour subvenir aux frais de son enterrement. La somme ainsi recueillie n’étant pas suffisante pour acheter une pierre tombale, Zora Hurston fut ensevelie dans une sépulture qui resta anonyme pendant plus d’une décennie.
Fait curieux, en 1945, Zora Hurston avait envisagé l’éventualité de mourir sans le sou et, à l’époque, avait songé à une solution dont elle-même et de nombreuses autres personnes auraient bénéficié. Dans une lettre à W. E. B. Du Bois, qu’elle considérait comme le « doyen » des artistes afro-américains, elle proposait l’établissement « d’un cimetière pour les Noirs illustres » sur quelque 40 hectares de terre en Floride. « Qu’aucune célébrité noire, quel que soit l’état de ses finances à sa mort, ne soit reléguée dans l’obscurité et l’oubli : nous devons assumer la responsabilité de faire connaître et honorer leurs tombes », écrivit-elle, pressant instamment W. E. B. Du Bois d’intervenir. Mais celui-ci, invoquant des complications d’ordre pratique, rejeta sèchement sa proposition.
Comme si elle eut été animée par la prescience de Zora Hurston, Alice Walker, alors jeune écrivain, se rendit durant l’été 1973 à Fort Pierce pour placer une stèle sur la tombe de celle qui avait été source d’inspiration pour son jeune talent. Le Garden of Heavenly Rest [Jardin du repos céleste], où Zora Hurston avait été ensevelie, était un cimetière négligé, réservé aux Noirs, situé dans un cul-de-sac du nord de la ville. Alice Walker se rendit sur place, dans un terrain infesté de serpents et envahi par une végétation qui lui arrivait à la taille, à la recherche de la sépulture de son héroïne littéraire. Elle finit par trouver une parcelle rectangulaire en légère dépression dont elle détermina que c’était la tombe de Zora Hurston. N’ayant pas les moyens d’acheter la majestueuse pierre tombale noire dite « brume d’ébène » qui aurait dû, selon elle, rendre hommage au patrimoine littéraire de l’illustre auteur, Alice Walker dut se contenter d’une simple pierre grise. D’après un poème de Jean Toomer, elle y fit graver l’épitaphe suivante : « Zora Neale Hurston : un génie du Sud ».
Sources : Écrit par Valérie Boyd
-Valerie Boyd est l’auteur de la biographie primée intitulée Wrapped in Rainbows : The Life of Zora Neale Hurston. Elle enseigne le journalisme et le récit documentaire à l’université de Georgie.
-Cet article est extrait de la brochure Stories of African-American Achievement publiée par le bureau IIP du département d’État des États-Unis.
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