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[SOCIÉTÉ] NOIRS EN CHINE :  » LES TAXIS NORMAUX, NOUS PRENNENT RAREMENT PARCE QUE NOUS SOMMES NOIRS »

Les Africains ont immigré en masse à Canton au début des années 2000, avant de déchanter. Marché stagnant et racisme ambiant les font peu à peu déserter la «Chocolate City».
«La troisième fois qu’il est venu à ma petite boutique de tee-shirts, il m’a dit qu’il m’aimait», fait Xiao Jiang en minaudant. «Comme je trouvais son nez et ses yeux très beaux, j’ai fini par sortir avec lui. Puis on s’est marié en 2007.» Xiao Jiang, une Cantonaise de 30 ans, et Saliou Ndyaye, un Sénégalais de 32 ans, ont aujourd’hui une petite fille de 2 ans, baptisée Yiwa. «Je lui parle en chinois pour qu’elle ne mélange pas les langues», murmure le papa attentionné en nous ouvrant la porte de son minuscule deux pièces de la banlieue de Canton. Sur l’écran de l’ordinateur familial, une chanteuse déroule une mélopée locale. «J’adore les chansons chinoises», confesse Saliou. Depuis son arrivée en Chine, en 2005, il vivote en faisant de l’import-export. En ce moment, il achète en Chine des machines à coudre la dentelle, qu’il exporte par bateau vers le Sénégal. «La marge est très réduite, mais ça me permet de survivre, résume-t-il. Il n’y a pas de travail facile ici pour les immigrés. Le seul moyen de s’en sortir, c’est de faire du business.»
Xiao Jiang et Saliou font partie des 400 couples mixtes sino-africains de cette métropole du sud de la Chine où résident 20 000 à 30 000 Africains. Les anglophones gravitent autour de Sanyuanli, un quartier moderne, tandis que les francophones d’Afrique de l’Ouest fréquentent plutôt les ruelles du quartier de Xiaobei, où est aussi installée de longue date une forte communauté de commerçants du Moyen-Orient. On y accède en passant sous un pont de chemin de fer où, non loin d’un étal de boubous made in China, deux Africaines assises sur des chaises en pleine rue se font épiler le visage par des Chinoises. «Portez toujours votre passeport sur vous […]. Il est interdit de fréquenter les prostituées. Toute personne en infraction se verra infliger une amende», lit-on en anglais sur une grande stèle en ciment posée par le commissariat du quartier.

«MARRE DE VOIR S’ENFUIR LES TAXIS»
Dans un dédale de ruelles où l’on emboîte le pas d’un groupe de femmes en abaya (voile noir intégral), surgissent des restaurants turcs, burkinabés, maliens, et quelques coiffeurs afros assez bondés. A l’orée d’une petite place, au pied d’une affiche vantant (en français) une école du soir enseignant «la langue chinoise commerciale», des Ouïghours du Xinjiang au guidon de leur triporteur-taxi attendent leurs passagers africains. «Les taxis normaux nous prennent rarement parce qu’on est noirs. Mais il y a tout un commerce parallèle de taxis illégaux qui s’est constitué. Le problème, c’est que c’est généralement le double du prix normal», nous apprend Moustapha Dieng, le «président» de la communauté sénégalaise de Canton. «Je connais un homme d’affaires togolais qui en a eu tellement marre de voir s’enfuir les taxis qu’il s’est acheté une voiture sur un coup de tête», raconte-t-il. «La Chine, c’est pas facile.»

Moustapha Dieng, ancien militaire de l’armée de l’air sénégalaise, est arrivé un peu par hasard à Canton, à l’époque où la «Little Africa» n’existait pas encore vraiment. C’était en 2003, la Chine commençait sérieusement à se mettre en quête de matières premières en Afrique. Par voie de conséquence, Pékin a libéralisé sa politique de visas à l’égard de nombreux pays du continent. «Un visa chinois s’obtenait en quelques jours, alors qu’il fallait des mois pour un visa européen», souligne Dieng, qui abandonna alors son projet initial d’émigrer en Australie pour se lancer dans l’import-export à Canton. «J’ai commencé avec des jeans et des chaussures de sport. C’était tellement rentable que j’envoyais mes marchandises par avion-cargo», se remémore-t-il. Lorsque les commandes ont commencé à chuter, Dieng s’est reconverti dans le transport maritime. Mais l’un dans l’autre, les affaires ne marchent plus aussi bien que naguère. «La main-d’œuvre chinoise est devenue plus chère et l’industrie du textile a perdu de sa compétitivité. C’est désormais au Vietnam qu’il faut aller», estime-t-il. Pour lui, les beaux jours de la Little Africa sont en train de s’achever. «Petit à petit, les Chinois nous reprennent tout notre business», avoue Dieng. «Ils sont partout en Afrique, où ils établissent leurs propres filières de commerce sans passer par les Africains.» Au fil des années, une succession d’interprètes et de secrétaires chinois qu’il employait l’ont quitté subitement pour recréer sur le même modèle leurs propres compagnies d’import-export. «L’un d’eux est même parti avec mon fichier-clients !»

«La taille de la communauté africaine de Canton, qui a connu son apogée en 2008, ne fait que diminuer depuis quelques années», confirme Roberto Castillo, un chercheur mexicain de l’université Lingnan de Hongkong, qui étudie depuis trois ans le singulier melting-pot ethnique de la «Chocolate City» de Canton. Pékin a depuis peu durci sa politique d’octroi de visas aux ressortissants de certains pays africains. «Les Congolais, qui ont désormais beaucoup de mal à obtenir des visas chinois, en sont réduits à acheter sous le manteau de vrais-faux passeports angolais, qui sont, eux, bienvenus en Chine», note cet expert. Nombre d’Africains vivent en situation irrégulière , car la police des frontières inflige de lourdes amendes et une peine de vingt et un jours de prison aux illégaux – même lorsqu’ils souhaitent quitter le pays. Ceux qui n’ont pas l’argent pour payer sont donc paradoxalement incités à rester. Beaucoup finissent néanmoins par être jetés en prison et expulsés – à leurs frais. «On contrôle mes papiers parfois plusieurs fois par jour. Il arrive que la police débarque chez nous à 1 heure du matin. C’est infernal», se plaint Fatima, une femme d’affaires guinéenne.

La nouvelle politique chinoise de restriction des visas pousse les Africains à quitter le pays, confirme Ojukwu Emma, le «président» de l’importante communauté nigériane de Canton, forte de 10 000 personnes. Enorme carrure, voix grave et posée, il nous reçoit dans son vaste bureau bardé de caméras de surveillance. Les affaires marchent bien puisque, selon lui, «plus de 30 millions de dollars transitent chaque jour» entre Canton et Lagos. Mais le climat se détériore. Beaucoup de ses compatriotes sont en situation irrégulière «et se font arnaquer par les traders chinois», avoue-t-il. «Pour s’éviter de payer leurs clients nigérians, il arrive qu’au moment de régler, les Chinois les dénoncent à la police pour qu’elle les expulse», s’insurge Ojukwu Emma.

Les disputes de tous ordres entre les traders nigérians et leurs fournisseurs chinois sont si fréquentes que la communauté nigériane a créé une police parallèle, les peace-keepers («gardiens de la paix»), 60 hommes tatoués et sacrément baraqués. Ils sont stratégiquement placés dans les marchés chinois où opèrent les hommes d’affaires nigérians pour donner l’alerte en cas de grabuge. «Lorsqu’il y a un différend, ils interviennent», ponctue Emma en ajoutant : «Parce que la police chinoise, elle, donne de toute façon toujours raison aux Chinois.»

«MONTRÉ DU DOIGT»
Les incidents entre les communautés africaine et chinoise sont loin d’être rares. En 2009, un jeune Nigérian qui fuyait un contrôle de passeports par des policiers en civil s’est tué en sautant du second étage d’un immeuble. Le jour même, 200 Nigérians protestèrent devant un commissariat de Canton. L’an dernier, une manifestation de centaines d’Africains a été organisée après le décès d’un homme, battu à mort par plusieurs Chinois au cours d’une altercation à propos du prix d’un taxi. «Les représentants de toutes les communautés africaines se sont concertés pour aller protester, se souvient Dieng. Mais la police a refusé de nous voir tous ensemble, préférant nous convoquer séparément. Pour finir, on a tous refusé d’y aller.»«Autant que je sache, ajoute-t-il, les coupables du meurtre n’ont toujours pas été arrêtés.» «La Chine est un pays communiste, tandis que nous venons d’un pays démocratique, alors on essaie de dialoguer, mais ce n’est pas facile», commente Ojukwu Emma, qui vit à Canton depuis 1997.

Le racisme des Chinois à l’encontre des heiren («Noirs») met beaucoup d’Africains très mal à l’aise, dit ce vétéran de la communauté nigériane en ajustant son costume. «Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai vu des Chinois sortir de l’ascenseur en se bouchant le nez au moment où j’y rentrais. Le mois dernier, dans la rue, une nounou m’a montré du doigt à l’enfant qu’elle promenait, pour me décrire en des termes très vulgaires.» Marié à une Cantonaise, Ojukwu Emma rapporte que son garçon de 4 ans a dû changer trois fois d’école. «Les enseignants disaient aux autres élèves que mon fils n’était pas comme eux, et ça l’a beaucoup affecté», confie-t-il. Dans l’espoir de minimiser cette discrimination, il appelle désormais son fils Obama. Pour donner le change à ses interlocuteurs, il manie parfois un redoutable humour : «Une fois, par provocation, j’ai dit à des officiels chinois que comme Obama est de nationalité chinoise, il pourrait fort bien devenir leur futur président ! Ils m’ont répondu en levant les bras au ciel : « Non, non, c’est impossible. »»

Aggravant cette xénophobie, la police de Canton chasse les Noirs de certains quartiers. «L’autre jour, des policiers ont convoqué le propriétaire de mon appartement pour lui demander de nous expulser, s’insurge Saliou Ndyaye. Et je suis loin d’être le seul Africain à qui ça arrive.» Cette ségrégation silencieuse aurait commencé en 2007. «Heureux d’être en Chine», Saliou trouve néanmoins pesant ce «racisme quotidien».«Quand je m’assois dans le bus, les passagers autour de moi se lèvent, parfois en se bouchant le nez», dit-il en montrant la vidéo d’un de ces incidents qu’il a filmés sur son téléphone portable. Pendant une courte promenade en compagnie de sa famille, son épouse, Xiao Jiang, et sa fillette, Yiwa, on essuie avec eux plusieurs regards de travers. Tout sourire, Xiao Jiang fait comme si de rien n’était. «Je ne me préoccupe pas de ces gens, finit-elle par dire. C’est Saliou que j’aime et que j’ai épousé, pas eux !» Mais Xiao Jiang dit aussi avoir «très envie» de voir ce Sénégal d’où vient son mari.

Source : Libération

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