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[SOCIÉTÉ] AFRIQUE DU SUD : L’ECOLE DES NOSTALGIQUES DE L’APARTHEID

Vingt ans après l’abolition de l’apartheid en Afrique du Sud, des groupuscules d’extrême droite refusent d’abandonner leur combat. Leur but : séparer une nation encore fragilisée par les cicatrices de son passé.
D’épais nuages noirs s’élèvent du pot d’échappement d’un vieux camion rouillé, empestant l’air d’une odeur âcre de diesel. Le véhicule s’arrête en pleine campagne, dans l’un de ces paysages verdoyants et paradisiaques d’Afrique du Sud, plombé par une chaleur caniculaire. Un à un, des adolescents s’extirpent du tacot bringuebalant qui les a conduits jusqu’ici depuis Johannesburg, tous abrutis par le long et pénible voyage. Aussitôt, les petites têtes blondes s’affairent à descendre leur barda du toit et à se changer. Tous ont entre 13 et 19 ans. «Il y a des traces de sang sur mon uniforme», remarque l’un d’eux en enfilant une paire de rangers.

En geignant, les gamins se lancent, sardines et marteau à la main, dans le montage de tentes militaires sur le sol d’une prairie adjacente à la route. Comme presque tous les enfants de leur âge, ils participent à un camp de vacances pendant l’été. Pourtant, il ne sera pas question d’apprendre à allumer un feu, à traquer un animal ou à fabriquer des appeaux. Il s’agit bel et bien d’un «stage commando», mais pas n’importe lequel. Ici, on apprend à survivre, non pas dans la nature, mais en Afrique du Sud en tant que Blanc. Les participants sont tous des fils d’Afrikaners, descendants des colons hollandais, allemands et français. Sur les 50 millions d’habitants peuplant le pays, ces derniers représentent un peu plus de 9 % de la population, soit 4,6 millions. Ces jeunes visages pâles sont tous nés après 1990 et font tous partie des born free: ceux qui n’ont jamais connu l’apartheid. «L’apartheid? Je ne sais pas vraiment ce que c’est, répond timidement Jano, 13 ans et benjamin de la promotion. Mais je crois que c’est Nelson Mandela qui l’a fait, il y a longtemps, pour que tout le monde ait les mêmes droits.»

Personne ne corrigera son erreur, et surtout pas les «animateurs» du camp. Le visage paniqué, les garçons accourent dans la salle commune située dans une grande ferme près des tentes. Devant eux, Franz Jooste, 57 ans, ancien militaire chevronné ayant combattu dans l’armée de l’ancien régime raciste. La lumière blafarde des néons éclaire ses décorations militaires ornant son uniforme criblé de balles – visiblement, le sien est aussi d’époque. «On va faire de vous des hommes», adresse-t-il aux jeunes en afrikaans, la langue historique des colons.

Voilà l’ambition des Kommandokorps, un groupuscule d’extrême droite qui prétend avoir entraîné entre 1500 et 1800 jeunes depuis onze ans. Sur son site internet, l’organisation indique vouloir «apprendre aux gens à se défendre et à protéger leur famille» en cas d’attaque, principalement parce que – selon eux – la police et l’armée ne seraient pas à la hauteur. Dans un pays où les viols sont légion, où 50 meurtres par jour et plus de 200 agressions avec intention de blesser sont recensés, le sentiment de peur est omniprésent. Vingt ans après l’élection de Nelson Mandela, on aurait pourtant imaginé que l’arrivée de la première génération de born free dans cette nouvelle Afrique du Sud consoliderait l’unité de la nation, tournant ainsi la page des heures sombres que le pays a connues. Mais selon Eliria Bornman, professeur à l’université d’Afrique du Sud (Unisa), les jeunes Sud-Africains blancs préfèrent encore se considérer comme Afrikaners. «Ils luttent pour trouver leur place dans la société, explique-t-elle. Ils sont en colère et savent qu’ils sont en marge de la population.» Une rage, une frustration en partie alimentées par la discrimination positive qui existe (un Blanc aura, par exemple, plus de mal à trouver un travail), mais aussi par les mouvements nationalistes anti-Blancs (le meurtre d’Eugène Terre’Blanche en 2010). Ils se sentent rejetés. Désorientés et inquiets, ils cherchent quelqu’un pour les guider. Une occasion que le «kolonel» Jooste ne manque pas de saisir.
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– Sous les yeux d’instructeurs chevronnés :
Premier jour au camp. Il est 4 h 30 du matin et les jeunes garçons sont déjà en train de courir 2,5 kilomètres sur un terrain défoncé. Les Kommandokorps veulent inculquer la discipline par la sueur: l’endoctrinement fonctionne-t-il mieux sur des gens épuisés?. E. C. et Riaan, 16 et 18 ans, sont venus ici pour jouer aux soldats, tirer avec un fusil de paintball et apprendre à se camoufler. Quand ils parlent de leur pays, tous les deux affirment croire encore en la «Rainbow Nation». E. C. dit même avoir deux amis noirs, Thabang et Tshepo: «Je n’aime pas le racisme. Les gens s’entendent plutôt bien entre eux là où j’habite.» Mais très vite, le langage de la peur transmis par les précédentes générations transpire de leurs discours. «Je ne suis pas rassuré quand je passe à côté d’une bande de Noirs que je ne connais pas.» Et s’ils peuvent avoir des amies noires, en épouser une est une chose impensable. E. C., Riaan et les autres sont les exemples types d’une génération prise entre les valeurs et les opinions inculquées par leurs parents, et les idées de tolérance et d’espoir transmises dans leurs écoles «mixtes» de la Rainbow Nation.

Assis dans la salle commune, le colonel jette un coup d’œil au programme du lendemain. Aux murs, des peintures de buffles, d’éléphants et de rhinocéros sont accrochées entre plusieurs trophées de chasse. Jooste est un nostalgique, il regrette l’époque révolue de l’apartheid. Aujourd’hui encore, il se considère comme trahi par ses supérieurs qui, alors qu’il luttait pour le régime blanc, négociaient la paix avec Nelson Mandela. Les raisons pour lesquelles Jooste regrette ce système sont aussi claires que racistes: «À part les Aborigènes d’Australie, les Noirs africains sont le peuple le plus sous-développé et barbare sur cette terre.» Et Jooste n’est pas un cas isolé. Depuis 1992, une poignée de Blancs partage son désir de retour vers le passé.

«Qui est votre ennemi? Qui vole, tue et viole? Qui sont ces créatures? Les Noirs!» La voix de Jooste résonne dans la salle remplie de jeunes assis en tailleur sur le sol. Debout devant eux, le colonel s’improvise professeur d’éducation civique, distillant la peur dans l’esprit des adolescents. Car la peur, celle du crime, finit presque toujours par engendrer la haine de l’autre. L’alchimie des deux sentiments ne fait alors pas bon ménage. «Il ne me faut qu’une heure pour réussir à les convaincre, confesse fièrement Jooste. Très vite, ils vont s’apercevoir qu’ils ne font pas partie de la nation arc-en-ciel, mais d’une autre nation, blanche, avec une vraie identité.» Et puis, comme baptême pour ses élèves, il étale sur le sol de l’entrée le drapeau d’Afrique du Sud. «Vous allez essuyer vos bottes boueuses dessus!» Les gamins endoctrinés s’exécutent, riant timidement tout en piétinant le drapeau de leur propre patrie.

– Le rejet total de toute intégration :
À l’instar d’autres groupuscules d’extrême droite, les Kommandokorps insistent sur un point précis, pierre angulaire de leur programme politique: le rejet total de toute intégration et le droit à posséder un territoire indépendant afin que la «nation blanche» puisse survivre. À leurs yeux, se contenter d’un simple retour à l’apartheid ne suffirait pas. Leur crédo: aucune forme de cohabitation avec le peuple noir. Alors, chaque matin, Jooste fait chanter à ses stagiaires l’ancien hymne national, devant le vieux drapeau orange-blanc-bleu orné en son centre des blasons des anciens pays colonisateurs.

«Vous allez apprendre la persévérance!» hurle Jooste tandis que les cadets rampent sur le sol poussiéreux et rocailleux, comme à l’armée, tout en portant une poutre de bois. À l’arrière de la file, un des jeunes est en pleurs. Entouré par les assistants du colonel s’empressant d’immortaliser l’événement avec leurs téléphones portables, le petit E. C. n’arrive pas à soulever la masse qui doit faire plus d’un tiers de son poids. Ses mains sont en sang, la scène relève d’un sadisme terrifiant. «Je n’ai dormi que six heures en trois nuits. Nos sacs de couchage sont détrempés à cause de la pluie. J’ai envie d’abandonner…» gémit-il à la fin de l’exercice. Quant à ses deux amis noirs, les graines semées par Jooste semblent avoir germé: «Je ne sais pas si je pourrai les revoir après le stage.»

Si les Kommandokorps n’entraînent qu’une fraction minime des Blancs en Afrique du Sud, le phénomène reste inquiétant tant il est efficace. En neuf jours, les jeunes ont subi un lavage de cerveau complet. E. C. affirme que son entraînement lui a appris qu’il fallait haïr les Africains: «Ils tuent tous ceux qu’ils croisent. Je ne peux plus être ami avec Thabang et Tshepo.» Riaan, lui, pense désormais qu’il est en guerre contre des Noirs qui veulent le détruire. «Je me sens Afrikaner car c’est dans mon sang. Je ne veux pas être considéré comme un Sud-Africain.» La méthode de Jooste a produit l’effet escompté. «Je ne veux pas les pousser dans une direction particulière, affirme le colonel. Tout ce que je fais, c’est canaliser un sentiment qu’ils possèdent déjà.» L’objectif est atteint. Ils sont arrivés en enfants, innocents et porteurs d’espoir. Ils repartent en hommes, racistes et le cœur rempli de haine.

Source : lefigaro.fr

Illustration : L’un des instructeurs explique aux stagiaires comment maîtriser un homme et le tenir sous la menace de son arme. Lors du séjour, d’autres exercices de ce genre auront lieu: tous dans le but d’apprendre à se défendre contre les Noirs, ici synonymes d’ennemis héréditaires.

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