[INSPIRATION] ILE MAURICE : LES PLANTES ET AMEENAH GURIB-FAKIM

On ne naît pas femme de science, on le devient. En étudiant, mais aussi en s’arrangeant avec l’imaginaire, souvent caricatural et suranné, des ouvreuses de voie dont la figure de proue est une Marie Curie, forte et conquérante, brandissant son deuxième prix Nobel à la face d’un monde outrageusement masculin.

« Pour ma part, lorsque je pense à Marie Curie, je vois une petite dame en robe noire, qui travaille dans son laboratoire et qui tient bon, malgré les humiliations. » Et Ameenah Gurib-Fakim sait de quoi elle parle. Première femme professeure d’université de l’île Maurice, première doyenne de la faculté des sciences, prix L’Oréal-Unesco 2007 pour son inventaire des plantes de Maurice, la chercheuse a subi harcèlement et discrimination pendant plus de quinze ans.

Et pourtant, dans son bureau de la société Cephyr qu’elle a créée en 2011, au septième étage d’un immeuble sans âme de l’île Maurice, la scientifique rayonne. Elle s’amuse de la collection de bonsaïs – près de 200 – qu’un confrère lui a léguée et qu’elle entretient un peu malgré elle, entre deux voyages. A l’entendre, chacun de ses arbres possède sa personnalité, sa beauté propre. Un peu comme elle. Elle et sa peau sombre, sa coiffure impeccable, ses yeux noisette et son attitude directe, sereine et un brin espiègle. La fraîcheur d’Ameenah Gurib-Fakim est en fait déconcertante. Très éloignée de l’idée que l’on pourrait se faire d’elle en regardant son parcours, ou son curriculum vitae.

« LA SORCIÈRE »

Née à Maurice en 1959, dans une famille musulmane, Ameenah Gurib-Fakim fait ses études universitaires en Grande-Bretagne, où elle obtient une thèse de chimie organique. Elle allait poursuivre en post-doc aux Etats-Unis lorsqu’un poste s’est ouvert à l’université de l’île Maurice. « J’ai postulé et je suis restée… pour ma famille. » Nous sommes en 1987 et la chercheuse est désemparée car aucun des instruments nécessaires à la pratique de sa chimie n’existe à Maurice. « J’ai donc cherché ce qui pourrait me permettre de me démarquer. » Et la réponse se trouve dans ses souvenirs d’enfant et la façon dont sa famille utilise les plantes médicinales pour se soigner.

Elle apprend alors la botanique et commence l’inventaire des plantes médicinales locales. Une tâche qui gagne en ampleur lorsque, dans les années 1990, elle obtient un important financement de la Commission de l’océan Indien.

Elle crée alors le laboratoire de phytochimie, recrute des assistants, achète du matériel et suscite des jalousies. « J’ai commencé à recevoir des lettres d’insultes, des coups de fil anonymes. On m’appelait la sorcière parce que je travaillais sur des mauvaises herbes. Personne ne comprenait l’intérêt de ce que je faisais. Et en 1994, on a brûlé mon laboratoire. » La pire période de sa carrière, qu’elle a traversée grâce à sa famille et à la conviction que les publications scientifiques ignorent la question du genre.

675 PLANTES MÉDICINALES INVENTORIÉES

Entre 1994 et 1997, elle publie l’inventaire des 675 plantes médicinales utilisées à Maurice et à Rodrigues (archipel des Mascareignes). « Deux cents d’entre elles sont endémiques, poursuit-elle, alors que dans le précédent inventaire de la pharmacopée mauricienne dressé à la fin du XIXe, seule une plante endémique était répertoriée. En l’espace d’un siècle, c’est donc tout un savoir qui a émergé. »

L’inventaire effectué, Ameenah Gurib-Fakim débute la validation scientifique du savoir recensé et confirme l’action antibactérienne, antifongique ou antioxydante de certains extraits végétaux… sans que cela ne débouche encore sur la création de nouveaux médicaments ou cosmétiques. Mais de fil en aiguille, elle s’impose et devient professeure en 2001, puis doyenne de la faculté des sciences en 2004.

Quelques années plus tard, le harcèlement dont elle est victime cesse enfin. Elle obtient des prix internationaux et devient vice-présidente de l’université de Maurice en 2007. Son ascension s’arrête toutefois là, « parce que c’est une femme de couleur et, qui plus est, de confession musulmane », raconte un Mauricien.

Aussi, lorsqu’on lui refuse la présidence en 2011, elle quitte l’université pour fonder le Centre de phytothérapie et de recherche (Cephyr) à Ebène. Son objectif ? Trouver, dans des plantes cultivables sur l’île, des principes actifs utilisables pour la fabrication de cosmétiques ou de médicaments.

« Selon elle, les phytomédicaments pourraient être une ressource économique importante pour Maurice, comme pour l’Afrique d’ailleurs », explique Jean-Luc Wolfender, professeur de phytochimie à l’université de Genève. C’est pourquoi elle a participé à l’inventaire de la pharmacopée africaine – publié en 2010 – et à la création de l’AAMPS, une association africaine militant pour la mise en place de normes dans la production des plantes médicinales africaines.

« Dans son parcours, la recherche est indissociable de l’engagement politique, notamment pour la protection des savoirs traditionnels, conclut Fabrice Chemla, de l’université Pierre-et-Marie-Curie à Paris, qui l’a soutenue pour l’obtention d’un doctorat honoris causa en 2013. Elle correspond à ce que doit être un universitaire aujourd’hui. Comme elle, les chercheurs doivent apprendre à sortir de leur tour d’ivoire et à faire entendre leur voix. » Et qu’importe in fine le genre de celle-ci.

Source : Lemonde.fr
http://www.lemonde.fr/sciences/article/2014/05/05/ameenah-gurib-fakim-pionniere-de-l-ile-maurice_4411840_1650684.html

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