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[CULTURE] LA MUSIQUE NOIRE AMÉRICAINE : CINQUANTE ANS DE RÉVOLUTION MUSICALE

Si sa flexibilité lui a permis de traverser les décennies, si sa liberté d’improvisation lui a donné la force de survivre au choc des années 50 et à la naissance du Rock’n’roll, le jazz doit surtout sa longévité à ses géniteurs. Tous ces illustres musiciens ont su, au moment opportun, redonner un coup de fouet pour que cette musique demeure révolutionnaire et indomptable.

Vingt ans avant le discours de Martin Luther King à Washington, le pianiste et chef d’orchestre Duke Ellington (1899-1974) composait une suite intitulée « Black, Brown and beige »
Cette œuvre majeure, qui évoque la destinée du peuple africain à travers les siècles, fut accueillie fraîchement par un public américain, encore peu enclin à célébrer la valeur culturelle d’anciens esclaves. Toutefois, cette pièce musicale d’envergure est l’une des pierres angulaires du sursaut citoyen attendu par la communauté noire depuis l’abolition de l’esclavage en 1863. Elle pose les bases d’une réévaluation du patrimoine afro-américain. Cette mise en garde lancée avec témérité par un artiste reconnu n’a eu alors aucun effet sur l’intolérance sociale et raciale constatée dans le sud des Etats-Unis. Les faits sont têtus. Et sans une action déterminée et coordonnée d’organisations de défense des droits civiques, le rêve d’un monde plus juste paraît, en 1943, toujours inatteignable.

Le temps de la soumission est terminé !

L’atmosphère électrique des années 50 va cependant inverser la tendance. Un jeune blanc-bec, originaire de Tupelo (Mississippi), Elvis Aaron Presley (1935-1977), témoin depuis sa naissance des impitoyables lois « Jim Crow », va s’emparer d’un répertoire très éloigné de ses repères culturels supposés.

Le Rhythm’n’blues et le Gospel de ses voisins noirs vont nourrir l’humeur Country de ses premières compositions. Le Rock’n’roll est né, et le futur « King » va s’amuser des réactions outrées de l’Amérique bien pensante qui ne supporte pas sa gestuelle suggestive rappelant, disait-on, la posture des « nègres ». Quoi qu’il en soit, cette révolution musicale provoque le débat. Devant le succès commercial de cette nouvelle forme d’expression, Blancs et Noirs en revendiquent la paternité. Ce nouveau foyer de discorde cristallise les tensions et ravive la flamme de la contestation. Les pionniers de la musique noire n’entendent plus se laisser flouer. Ils sont les créateurs originels et vont le faire savoir. Le temps de la soumission est terminé !

Un autre événement modifie définitivement le rapport de forces. Rosa Parks, couturière noire de Birmingham (Alabama), prend le bus comme tous les jours après le labeur, mais ce 1er décembre 1955, elle refuse de se conformer aux règles en vigueur et de laisser sa place à un Blanc ! Son arrestation déclenche une rébellion historique. Pendant 381 jours, la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) organise le boycott des transports en commun de la ville, mené par le pasteur Martin Luther King Jr. Cet épisode décisif dans la longue marche pour l’égalité raciale sera moult fois salué par des artistes du monde entier.

En 1957, un autre incident déterminant nourrit les heurts entre citoyens américains. Le gouverneur d’Arkansas, Orval E. Faubus, fier ségrégationniste, s’oppose à l’entrée d’élèves noirs dans un lycée de Little Rock, défiant ainsi le pouvoir et la loi fédérale du 17 mai 1954 autorisant l’accès à l’éducation de tous les enfants sans condition. Il faut l’intervention du président Eisenhower et de la 101è division de l’armée américaine pour que l’intraitable gouverneur baisse la garde et se plie aux injonctions de sa hiérarchie. Ce pitoyable épisode suscite la moquerie du contrebassiste Charles Mingus (1922-1979) qui, en 1959, compose « Fables of Faubus », une œuvre d’indignation et de consternation.

La pression exercée par les partisans d’une égalité raciale totale va s’accentuer à l’aube des années 60. Le 15 mars 1961, devant le Bell Auditorium d’Augusta en Géorgie, un jeune chanteur et pianiste aveugle va subitement prendre conscience de son rôle dans ce mouvement de réappropriation de la dignité humaine. Alors qu’il s’apprête à donner un concert à guichets fermés, Ray Charles est apostrophé par des fans exaspérés par la passivité de leur idole face aux abus de la police locale. En acceptant de se produire dans les Etats du Sud, il fait le jeu de ses oppresseurs, semblent lui indiquer ses nombreux admirateurs.

En entendant ces propos enflammés, Ray Charles va enfin comprendre l’absurdité de sa position, et décider d’annuler sa prestation… Dès lors, il se fait un devoir de devenir un artiste capable de séduire tous les publics. N’avait-il pas, dès 1959, souhaité rapprocher le sacré et le profane en mélangeant le Gospel et le Blues ? Jazz, Soul, Country, tous les genres musicaux nés de l’histoire tumultueuse américaine entrent dans le répertoire du « Genius ». Il lui faut attendre 1979 pour que la Géorgie redevienne sa terre natale lorsque le gouverneur démocrate George Busbee fait de « Georgia on my mind », l’hymne officiel de cet Etat au passé très controversé…

Un bouillonnement insurrectionnel

Tout au long des années 60, les grandes figures de la musique populaire américaine accompagnent la montée en puissance du mouvement des droits civiques emmené par Martin Luther King. Les mots et les notes des artistes en vogue se font l’écho de ce bouillonnement bientôt insurrectionnel. Le batteur Max Roach composera la suite « We Insist ! Freedom Now », interprétée par son épouse, la chanteuse et activiste Abbey Lincoln. L’insoumise Nina Simone hurlera « Mississippi Goddam » sur les scènes du monde entier après l’assassinat de Medgar Evers, membre de la NAACP, jugé trop encombrant par quelques partisans du Ku Klux Klan local. Si la tonalité est pesante, le courage l’emporte souvent sur le désespoir.

Le grand rassemblement du 28 aout 1963 à Washington réunira de nombreuses personnalités attachées à la liberté d’expression, à la justice sociale et au respect de la constitution américaine. De Burt Lancaster à Mahalia Jackson, de Bob Dylan à Harry Belafonte, de Tony Bennett à Aretha Franklin, de Marlon Brando à Joséphine Baker, le gotha des stars américaines accompagnera jusqu’aux marches du Lincoln Memorial la douce musique d’un prêche légendaire, « I Have a Dream » !

Ce sérieux et glorieux avertissement aux opposants de l’égalité raciale redonnera espoir à une population meurtrie depuis des décennies mais tous ces bons sentiments ne parviendront pas à éradiquer l’intolérance, les rancœurs et les haines viscérales qui rongent la société américaine. Seulement quinze jours après cette imposante manifestation œcuménique, quatre petites filles noires sont brulées vives dans une église de Birmingham. Quelques semaines plus tard, le saxophoniste John Coltrane enregistre « Alabama » comme une réponse cinglante à l’obscurantisme cruel d’un pays en pleine dérive. En l’espace de cinq ans, les plus habiles orateurs seront réduits au silence. John F. Kennedy, Malcolm X, Bobby Kennedy et Martin Luther King lui-même périront sous les assauts de fondamentalistes blancs effrayés par l’évolution multiculturelle d’une Amérique qu’ils pensaient avoir conquise et sécurisée.

Les flammes de la colère !

En décapitant le mouvement, les bourreaux pensaient éliminer la « vermine ». Grave erreur ! La disparition de Martin Luther King radicalise le discours et l’engagement citoyen, les artistes reprennent le flambeau et poussent encore plus loin le message du pasteur.

Les émeutes, les échauffourées quotidiennes, les combats de rues se multiplient et incitent certaines grandes voix à entrer dans la bataille. Le 5 avril 1968, vingt-quatre heures après l’assassinat de Martin Luther King, et à l’invitation du maire de Boston, James Brown appelle, sur scène, ses fidèles à réfréner leur colère. Il donne un concert historique. Ce jour-là, Boston est la seule grande ville américaine épargnée par les flammes de la colère ! Quelques mois plus tard, le « Parrain de la Soul » laisse éclater, avec un brin d’opportunisme, son aigreur et sa frustration devant tant de violence et d’injustice : il fait paraître un hymne à la gloire du peuple noir, « Say it Loud – I’m Black and I’m Proud » (Dites le fort – Je suis noir et je suis fier).

La musique noire américaine continue inlassablement de porter l’espoir et la douleur d’une communauté blessée, malmenée, sacrifiée. Le funk des années 70, le rap des années 80 seront les stigmates de cette aventure humaine dont les enseignements parviennent à peine à rectifier la lecture caricaturale que nous avons toujours de la destinée afro-américaine. Le président Obama saura-t-il incliner les jugements hâtifs, apaiser les tensions, et trouver les mots justes pour que cet anniversaire ne soit pas seulement la cinquantenaire d’un rêve éveillé ?

Source : RFI

Photo : L’une des figures emblématiques, le «Parrain de la Soul», James Brown, au Hammersmith Odeon, à Londres, le 23 mai 1985.

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