Americanah est le troisième roman de la Nigériane Adichie qui est sans doute la romancière africaine la plus talentueuse de sa génération. Partageant aujourd’hui sa vie entre les Etats-Unis et son Nigeria natal, elle raconte dans son nouveau roman qui vient d’être traduit en français, ce que cela signifie d’être noire dans la société américaine où la perception de l’Afrique est encore fortement déterminée par l’histoire esclavagiste. Un récit à mi-chemin entre l’autobiographique et le fictionnel.
La Nigériane Chimamanda Ngozi Adichie aime raconter l’histoire tragique de son grand-père qui a vu son monde s’effondrer de son vivant. Issu de l’aristocratie igbo, l’homme avait fait l’objet de moult honneurs de la part de sa communauté, mais fut chassé de sa maison comme un malfrat lorsque l’armée fédérale prit d’assaut son village natal pendant la dramatique guerre du Biafra à la fin des années 1960. Il s’est retrouvé alors dans un camp où il mourut de vieillesse et d’humiliations. Dernière humiliation pour ce grand notable : son corps fut jeté dans un charnier collectif.
A la fin de la guerre, quand son fils – le père de la romancière – est allé réclamer aux autorités la dépouille mortelle du patriarche afin de pouvoir organiser des obsèques dignes de son rang, les responsables du camp lui ont montré négligemment le terrain vague où le vieillard avait été enterré. « Longtemps après, mon père m’a raconté, se souvient la romancière, quand il avait enfin compris qu’il ne pourra pas récupérer le corps de Grand-père, il est allé s’agenouiller devant le charnier. Il a ramassé une poignée de terre, qu’il il conserve encore aujourd’hui précieusement comme le dernier souvenir de son père défunt. Je crois bien que c’est l’histoire la plus émouvante qu’on m’a jamais racontée… »
Adichie pourrait ajouter que c’est parce qu’elle a été nourrie de ces histoires émouvantes de guerre et de paix, de rupture et de recollage des liens entre les êtres et les générations, qu’elle est devenue écrivain. Aujourd’hui, elle raconte à son tour des heurs et malheurs de ses contemporains, à travers des livres qu’on s’arrache dans le monde entier.
Une écriture plongée dans la réalité sociale et politique
A 37 ans, Chimamanda Adichie s’est en effet imposée comme la grande voix de l’anglophonie africaine. C’est une sorte de Tolstoï au féminin dont le plus beau romanL’Autre moitié du soleil (Gallimard) – son deuxième – met en scène la dislocation géographique et spirituelle vécue par les Nigérians pendant la période dramatique du conflit du Biafra. Ce roman est en quelque sorte une réécriture de Guerre et paix, modernisé et africanisé. Traduit en 35 langues, le livre s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires et vient d’être adapté au cinéma.
Le premier roman d’Adichie L’Autre moitié du soleil (Anne Carrière), qui mettait en scène une famille dysfonctionnelle au Nigeria, ravagée par le fondamentalisme religieux d’un père extrêmement pieux, avait, lui aussi, des résonances très contemporaines et révélait une écriture affirmée, plongée dans la réalité sociale et politique environnante. Saluée pour la puissance de sa prose réaliste dont les principales marques de fabrique sont la lucidité et l’empathie, Adichie s’inscrit dans la grande tradition de la fiction narrative nigériane anglophone, dans la lignée des Achebe et des Soyinka.
Avec son troisième opus Americanah, qui vient de paraître en traduction française, la Nigériane livre un récit à la fois grave et ironique sur la condition de l’émigré africain aux Etats-Unis, incertain de sa place entre le monde blanc totalisant et l’univers dominé des Africains-Américains où la quête est intérieure, riche de rêves et aspirations faillis. La romancière qui partage sa vie depuis l’âge de 19 ans entre le Nigeria et les Etats-Unis, connaît de l’intérieur la difficulté d’être noire dans le pays de Barack Obama et la tension toujours vive qui y existe entre les Africains-Américains et les émigrés africains arrivés plus récemment.
Avouant que son récit puise son inspiration en grande partie dans son expérience personnelle, Adichie n’oublie pas de rappeler qu’il doit aussi beaucoup à ses observations des vécus des gens autour d’elle. Son héroïne Ifemelu qui est une expatriée comme elle et à qui la romancière a attribué quelques-unes de ses propres interrogations et angoisses sur la question de la race tient aussi un blog à succès intitulé « Observations diverses sur les Noirs américains (ceux qu’on appelait jadis les nègres) par une Noire non-américaine ». De l’aveu même de l’auteur, elle n’a jamais été bloggeuse, même si elle reconnaît avoir eu beaucoup de plaisir à écrire ces blogs de fiction dont des passages les plus croustillants émaillent son récit. Pour d’ailleurs le plus grand bonheur de ses lecteurs !
Un roman initiatique
Americanah s’ouvre sur la décision du protagoniste de rentrer chez elle, après avoir vécu pendant quinze ans loin de son pays. Une décision qui paraît impulsive à la première lecture, mais qui est en fait le résultat d’un long processus de quête et de maturation. C’est cette quête qui structure Americanah dont la narration est organisée en allers-retours incessants entre présent et passé, introspections et événements, drames et exaltations, avec pour thème central la question complexe et obsédante de la race.
Pour Adichie, la race est une question typiquement américaine. Au Nigeria où elle a grandi, elle ne s’est jamais préoccupée de la couleur de sa peau. C’est lorsqu’elle est arrivée aux Etats-Unis que la question de la couleur a pris un sens et une importance qu’elle ne lui avait jamais donnés. Citant son auteur américain favori, James Baldwin, Adichie a expliqué dans une interview accordée lors du lancement de son nouveau livre, que la société américaine a toujours su faire savoir à ses Noirs qu’ils étaient noirs, sans jamais leur dire que le Noir participait au même titre que le Blanc de la beauté du monde.
Les protagonistes d’Americanah sont confrontés à la question de « l’être-noir-dans-un-monde-blanc » dès les premières pages du livre. En fin de compte, c’est sans doute pour éviter d’être réduite à la couleur de sa peau que le personnage principal du roman Ifemelu veut rentrer chez elle. Mais pour aussi retrouver Obinze, le grand amour de sa vie qu’elle avait laissé derrière en quittant le Nigeria.
Le récit d’Ifemelu contient en sourdine celui d’Obinze dont le parcours parallèle d’émigré nigérian en Angleterre se lit comme une sorte d’anti-récit où l’immigration est vécue comme un processus de perte en humanité et de désintégration. Obinze connaîtra moult humiliations avant d’être renvoyé manu militari dans son pays. Son expérience n’est pas sans rappeler l’histoire du grand-père de la romancière, condamné à survivre à ses rêves et à sa grandeur. Sans doute parce qu’Ifemelu ne veut pas se résigner à vivre avec seulement le souvenir de son grand amour qu’elle prend la décision fatidique de revenir au Nigeria, abandonnant la vie de jeune fille rangée qu’elle s’était construite à Princeton. Obinze et Ifemelu vont finir par se retrouver. Ce qu’ils feront ensemble ou ne feront pas illumine les dernières pages de ce beau roman.
Americanah qui fait référence au surnom ironique que les Nigérians attribuent à leurs expatriés qui se sont un peu trop américanisés, est un grand récit initiatique qui nous réconcilie avec la vie, malgré ses imperfections et les chausse-trappes qu’elle nous réserve.
Americanah, par Chimamanda Ngozi Adichie. Traduit de l’anglais par Anne Damour. Collection « Du monde entier », Gallimard, 526 pages, 24,50 euros.
Source :
http://www.rfi.fr/hebdo/20150130-livre-chimamanda-ngozi-adichie-igbo-amerique-nigeria-americanah/
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