[ACTUALITÉ] L’AFRIQUE, ELDORADO DES AVOCATS FRANÇAIS

De la Guinée équatoriale au Gabon, les avocats français se bousculent auprès des chefs d’Etat et de leurs proches, aux prises avec la justice. Des clients exigeants, versatiles, mais peu regardants à la dépense. Et qui offrent aux ténors du barreau l’occasion de jauger leur influence. 

Pour La Lettre du Continent, publication bimensuelle consacrée à l’espace subsaharien, ils sont les « marabouts blancs en robe noire du village franco-africain » : une escouade d’avocats hexagonaux, parisiens pour la plupart, familiers des discrets allers-retours en classe affaires entre Roissy et Abidjan, Libreville, Brazzaville ou Malabo. C’est à eux que les potentats ivoirien, gabonais, congolais et équato-guinéen ainsi que leurs disciples, alliés d’hier ou opposants d’aujourd’hui, confient la défense de leurs intérêts, dans les prétoires africains et sur les bords de Seine. Voire plus si affinités. 

Ces « afro-ténors » du barreau, autant jalousés par leurs pairs que vilipendés par les puristes des droits de l’homme, bichonnent cette clientèle hors norme. Grâce à elle, nos plaideurs tropicalisés tutoient le pouvoir et l’argent, tâtent des secrets d’Etat comme des intrigues de palais, dopent leur aura ou soignent un ego endolori. Et ils aiment ça. 

Certes, eux savent bien pourquoi les timoniers du défunt « pré carré » francophone d’Afrique leur font les yeux doux. Bien sûr, la langue, l’histoire et la culture communes, la parenté d’institutions et d’outils juridiques amplement calqués sur ceux de l’ancienne puissance coloniale, ne sont pas étrangères à leur pouvoir de séduction. Bien sûr, comme le résume crûment un avocat, « les membres de la nomenklatura trouvent plus chic d’être conseillés par un Français, si possible un bâtonnier ou une star du barreau parisien, que par un Africain, d’autant qu’ils sont tout le temps fourrés à Paris… » 
Mais, avant tout, les robes noires sont jaugées à l’aune de leur capacité d’influence, réelle ou supposée, de leur proximité avec les puissants et de l’épaisseur d’un carnet d’adresses bonifié, le cas échéant, par les amitiés franc-maçonnes. « Certains dirigeants africains ont encore du mal à comprendre qu’il n’est pas possible, en France, de museler la presse et de stopper les juges », raille Me Patrick Maisonneuve, hier conseil de l’Etat gabonais. 
Son confrère Jean-Paul Benoit, ancien haut fonctionnaire devenu avocat en 2004, peut se prévaloir du profil idéal et d’un CV en or massif – vu de Brazza ou de Malabo : il a servi, en qualité de directeur de cabinet, deux ministres de la Coopération sous l’ère giscardienne et présidé la Maison de l’Afrique ; il est secrétaire national du Parti radical de gauche chargé des affaires internationales et parlementaire européen honoraire. « Certains pensent que je pourrais même les aider à décrocher des subventions à Bruxelles, remarque-t-il. Un avocat, c’est multiservice en Afrique… » 

Aujourd’hui, ce septuagénaire qui imite à la perfection feu le patriarche gabonais Omar Bongo défend l’Etat ivoirien et un ancien ministre camerounais, en tandem avec Me Jean-Pierre Mignard, ami intime de François Hollande. Il ne se leurre pas quant aux attentes de ses commanditaires potentiels : « On m’approche pour mes bonnes relations avec le gouvernement actuel, pas parce que je suis le meilleur de Paris. Si j’ai été contacté par la Guinée équatoriale et si Denis Sassou-Nguesso [NDLR : le président congolais] veut me voir, c’est parce que les uns et les autres me croient capable de les tirer du guêpier des BMA… » 

BMA. Trois lettres pour un dossier judiciaire, celui des biens mal acquis, qui donne de l’urticaire à l’entourage des chefs d’Etat visés par cette instruction ouverte à Paris en décembre 2010. Denis Sassou-Nguesso, l’Equato-Guinéen Teodoro Obiang et les héritiers d’Omar Bongo sont suspectés d’avoir puisé dans les deniers de leurs pays respectifs pour amasser, en France, un impressionnant patrimoine mobilier et immobilier. 
L’affaire, qui a enflammé la cote des pénalistes français, mobilise aujourd’hui une bonne douzaine d’entre eux. Et aiguise les appétits. MeFrancis Szpiner ne s’en cache pas : « Je rentrerais volontiers dans le dossier des BMA », lâche l’ex-conseil de Sa Majesté Impériale Bokassa Ier, empereur centrafricain déchu puis défunt, qui défend désormais le Djiboutien Ismaïl Omar Guelleh. 

Difficile de savoir qui défend qui, quel avocat est « in » ou « out »

Dans cette arène comme dans les autres, les Excellences africaines attendent de leurs sherpas blancs des retours sur investissement rapides. « Si on ne multiplie pas les actes de procédure, ils estiment qu’on ne fait rien », relève MeMaisonneuve. Auquel cas ils n’hésitent pas à changer de monture ou à en ajouter une à leur écurie de juristes. « Autour d’eux, il se trouve toujours quelqu’un pour leur recommander la perle rare qui va, enfin, régler leur problème », regrette Me Emmanuel Marsigny, défenseur de Teodorin Obiang, fils du chef d’Etat équatoguinéen et deuxième vice-président de l’émirat pétrolier hispanophone. Résultat : il est bien difficile de savoir qui défend qui, et si telle robe noire est « in » ou « out ». 

Pour tenir ses fiches à jour, mieux vaut lire attentivement, donc, La Lettre du Continent, qui, deux fois par mois, dissèque (entre autres) les rumeurs de disgrâce de tel virtuose du droit, rapporte la désignation de tel autre dans un dossier à haute teneur politico-symbolique et décrypte alliances et ruptures. Ainsi, l’édition du 26 février dernier apprend à ses lecteurs que Me Eric Dupond-Moretti, nouvel avocat de l’Etat gabonais aux côtés de Me Pierre Haïk, est désormais le défenseur de l’ex-numéro deux des services de renseignement congolais Marcel Ntsourou, passé à l’opposition et incarcéré après le siège en règle de sa résidence brazzavilloise ; que Me William Bourdon a été sollicité par le président sénégalais, Macky Sall, pour oeuvrer sur le volet français des poursuites visant Karim Wade, le fils de son prédécesseur, inculpé à Dakar de détournement de fonds publics. 

Pour une fois, en revanche, point de nouvelles en provenance de Guinée équatoriale, où il est rare qu’un mois s’écoule sans retouche de l’équipe pléthorique des défenseurs maison. L’un des derniers entrants, MePatrick Klugman, s’en agace : « La valse des avocats est catastrophique pour la qualité de la défense, soupire-t-il. Certains viennent, repartent, sans qu’on sache s’ils sont sur le dossier. On ne sait pas non plus si on y sera encore, soi-même, le mois suivant… » Aux dernières nouvelles, Obiang fils alignait quatre défenseurs – Patrick Klugman, Emmanuel Marsigny, Thierry Marembert et Jean-Marie Viala. Exit, donc, l’éphémère Thierry Herzog, ami et conseil de Nicolas Sarkozy. 

Paradoxe? Les champions du Code pénal se plaignent volontiers de la rudesse de leurs conditions de travail. « On doit se montrer très disponible, aller sur place car les dirigeants africains veulent voir les patrons des cabinets, pas leurs collaborateurs, souligne Me Olivier Pardo, avocat de l’Etat équato-guinéen. Ces dossiers supposent un labeur intense : il faut convaincre le président, puis son ministre de la Justice, puis l’administration… » 

Certains de ses confrères déplorent l’absence d’instructions précises émanant de leurs éminents clients, le rôle délétère joué par les aréopages de conseillers des chefs d’Etat, l’incompétence de leurs interlocuteurs. Sous couvert d’anonymat, l’un d’eux raconte ses conversations ubuesques avec un garde des Sceaux plus familier des arcanes de la politique franco-française que des procédures judiciaires. 
« On vit des moments inouïs, des émotions fortes, parfois. »

Il n’empêche : le club des robes noires ne lâcherait pour rien au monde ses dossiers subsahariens. « Il est flatteur d’être choisi par un chef d’Etat », reconnaît volontiers Me Gilles-Jean Portejoie, ancien bâtonnier de Clermont-Ferrand et jadis avocat du Togolais Gnassingbé Eyadéma. Quant aux opposants d’aujourd’hui, ils seront peut-être les patrons de demain… Et puis les hommes de loi ont un faible pour les rendez-vous feutrés dans les suites luxueuses des palaces, à Paris, Genève ou Londres, et pour le parfum d’aventure et d’exotisme qui pimente ces affaires pas comme les autres. 

« Ce sont des missions extraordinaires au sens premier du terme, s’enthousiasme Me Pierre-Olivier Sur, nouveau bâtonnier du barreau parisien et défenseur de Karim Wade. On vit des moments inouïs, des émotions fortes, parfois. » Comme cette nuit sans sommeil dans un hôtel de Conakry, porte barricadée, de peur d’être arrêté par les hommes du satrape guinéen Lansana Conté, très remonté contre l’avocat de son opposant d’alors et futur successeur Alpha Condé. 

Le 21 décembre 2010, jour de l’investiture de Condé, Me Sur s’attablera sous la paillote présidentielle, aux côtés de Bernard Kouchner, ami de jeunesse d' »Alpha » et ancien ministre des Affaires étrangères, et d’une brochette de chefs d’Etat africains. Un honneur mérité, selon lui : « Pour Condé, j’ai risqué un peu ma peau, beaucoup ma liberté. » 

Au sud du Sahara, on sait flatter l’ego des robes noires. Me Francis Szpiner, « vieil Africain » autoproclamé, revendique avec fierté une jolie collection de breloques : le Congo l’a fait commandeur du Mérite ; le Sénégal, officier de l’ordre du Lion ; Djibouti lui a remis les insignes d’officier de l’ordre du 27-Juin; le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire lui ont conféré la même dignité dans leurs honneurs nationaux respectifs. 

Les dirigeants africains ont mille façons de témoigner leur gratitude. Neuf années durant, Me Sylvain Maier, ex-avocat et ami de l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo, a occupé un vaste hôtel particulier, dans le très chic XVIe arrondissement de Paris, que la Côte d’Ivoire lui louait à prix d’ami. Il en serait même devenu propriétaire si les nouveaux maîtres du pays des Eléphants n’avaient obtenu de la justice son éviction en 2011, histoire de récupérer un bien censé héberger sous peu un nouveau consulat. La Cour de cassation vient de trancher l’imbroglio juridique en faveur d’Abidjan. 

Certains mettent leur grain de sel dans les relations franco-africaines
Pourtant, la plupart des « Chers Maîtres » de la Françafrique jurent, la main sur le coeur, ne pas être mus par l’appât du gain. Les mallettes de billets appartiennent au passé, assurent-ils, « sauf en Guinée équatoriale et au Congo ». Leurs clients africains les rémunèrent « normalement », voire « avec parcimonie ». Il leur arrive même, à l’image du plaignant lambda, de régler leurs honoraires avec retard. 

Quelques avocats s’affranchissent néanmoins de ces pudeurs. « Ce sont des dossiers rémunérateurs », reconnaît l’un d’eux sous le sceau du secret. « On nous paie en liquide, ce qui est très agréable », ajoute un autre. Les rares chiffres avancés donnent le tournis. En 2005, lors du procès des généraux congolais jugés dans l’affaire des disparus du Beach, ces réfugiés massacrés dans le port de Brazzaville, le budget – officiel – alloué par l’Etat aux avocats des galonnés se serait élevé à quelque 300000 euros… Trois Français avaient alors assuré leur défense : François Saint-Pierre, Caty Richard et Jean-Pierre Versini-Campinchi. Lequel épaule aujourd’hui le Congo dans le dossier des BMA, avec Francis Teitgen et Simone Bernard-Dupré. « Nos honoraires ne sont pas élevés au regard du temps passé », tempère l’intéressé. 

Une « prime de bienvenue » gratifie parfois l’impétrant. Ainsi, la Guinée équatoriale a proposé 20 000 euros et la mise à disposition d’un avion à Me Jean-Yves Goëau-Brissonnière, grand maître honoraire de la Grande Loge de France, pour peu qu’il consentît à se mettre au service de Malabo. Offre déclinée par l’octogénaire, qui, il est vrai, conseille déjà la Côte d’Ivoire, les deux Congo et la Guinée… 

Certains de ses confrères, à l’étroit dans leur toge noire, se découvrent, eux aussi, une vocation de mentor politique, dans la lignée de leurs aînés Jacques Vergès, défunt expert en provocation, et Roland Dumas, ancien ministre des Affaires étrangères de François Mitterrand. Le très droitier Marcel Ceccaldi, qui admet devoir à ses dossiers africains entre le quart et la moitié des revenus de son cabinet, n’en fait pas mystère : il fut bien plus qu’un avocat auprès du putschiste guinéen Moussa Dadis Camara, notamment au lendemain du carnage perpétré par ses soudards, le 28 septembre 2009, dans le stade de Conakry. « Je lui ai suggéré de changer sa manière d’agir, raconte-t-il. De quitter son camp militaire, de créer une commission d’enquête nationale formée de magistrats guinéens et de figures de la société civile, et d’apparaître à la télévision en tenue de sortie et pas en treillis. Et je lui ai écrit quelques discours. » 

D’autres n’hésitent pas à mettre carrément leur grain de sel dans les relations franco-africaines, comme Me Christian Charrière-Bournazel. Le 29 juillet 2013, l’ex-bâtonnier, qui défend le président béninois, Thomas Boni Yayi, et la veuve du premier président du Cameroun, Ahmadou Ahidjo, a adressé à François Hollande un courriel au vitriol flétrissant la « toute-puissance illégitime de tyrans cruels, immoraux et grotesques ». Visé : l’actuel maître de Yaoundé, l’inamovible Paul Biya. Du palais de justice au palais tout court, à Paris comme au sud du Sahara, il n’y a qu’un pas. Vite franchi par les ténors du barreau. 

Source : http://www.lexpress.fr/actualite/monde/afrique/l-afrique-eldorado-des-avocats-francais_1503330.html

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