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[SOCIÉTÉ] VANTER LES « BONS CÔTÉS DE L’ESCLAVAGE » N’EST PLUS PASSIBLE DE POURSUITES

Vanter « les bons côtés de l’esclavage » n’est plus passible de poursuites, selon une récente décision de la Cour de cassation, qui a cassé un arrêt rendu à Fort-de-France condamnant ces mêmes propos tenus à la télévision. Une décision qui a «de quoi alerter et désespérer les associations» luttant contre les résurgences modernes de l’esclavage, relève Bernard Jouanneau, président de Mémoire 2000.

La chambre criminelle de la Cour de cassation vient de donner la permission de faire l’apologie de l’esclavage, en considérant que la loi Taubira du 21 mai 2001, qui a reconnu la traite négrière et l’esclavage comme étant un crime contre l’humanité, n’était pas une loi normative qui pouvait servir de fondement légal à une poursuite pour apologie (Cass. Crim., 5 fevrier 2013).

Ce faisant, elle casse un arrêt rendu par la cour de Fort-de-France qui a condamné de ce chef des propos tenus sur Canal+ Antilles qui évoquaient « les bons côtés de l’esclavage et les colons qui étaient très humains avec leurs esclaves, qui les ont affranchis et qui leur donnaient la possibilité d’avoir un métier ». De tels propos peuvent désormais avoir libre cours. Ils ne constituent ni une provocation, ni une apologie, ni une négation; ils sont libres, tandis que les esclaves, eux, ne l’étaient pas.

En prenant cette décision surprenante, la chambre criminelle semble se ranger derrière le Conseil constitutionnel (CC) qui, au mois de février 2012, avait déclaré contraire à la Constitution la loi du 31 janvier 2012 qui réprimait la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi, en adoptant le même motif que ceux des juges de la rue Montpensier, selon lesquels « une disposition législative ayant pour objet de reconnaître un crime de génocide ne saurait en elle-même être revêtue de la portée normative qui s’attache a la loi » (décision N° 2012-647 DC du 28 février 2012).

Mais en réalité, elle va au-delà de cette position, dès lors qu’elle refuse de reconnaître la moindre valeur et la moindre portée à cette reconnaissance, alors que la poursuite reposait sur un texte préexistant qui se trouve dans la loi sur la presse (Art. 24 al 5&8 de la loi du 29 juillet 1881) et que la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité ne comportait aucune disposition répressive. Là où le CC reprochait au Parlement d’écrire l’histoire par ses lois mémorielles aujourd’hui réprouvées et de porter atteinte à la liberté d’expression, la Cour de cassation interdit aux juges, saisis de poursuites pour apologie, de se référer à une loi qui n’a été ni abrogée, ni censurée, pour retenir une qualification criminelle à l’esclavage, pourtant par ailleurs réprimé par le code pénal; et alors même que la loi Taubira, en ce qu’elle reconnaît la traite négrière comme un crime contre l’humanité, ne comporte aucune disposition répressive qui modifierait la loi sur la presse. Elle est et reste pour l’instant autonome; mais elle survit puisqu’elle n’a pas été soumise au contrôle de constitutionnalité du CC, ni a priori, ni a posteriori dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). En réalité, la Cour de cassation se substitue au CC dont elle emprunte la compétence illégalement et inconstitutionnellement; sauf que sa décision n’est susceptible d’aucune voie de recours (la cassation prononcée l’est sans renvoi devant une nouvelle juridiction).

On aurait compris qu’à l’occasion du débat qui a dû avoir lieu devant la cour d’appel de Fort-de-France ou même devant la chambre criminelle, la cour suprême soit saisie d’une QPC qu’elle aurait transmise au CC. On aurait compris aussi que, selon la pratique usuelle de l’économie de moyens qui permet aux juges de ne pas donner les vraies raisons de leur décision, elle déclare que les propos poursuivis n’étaient pas à proprement parler « apologétiques ». Mais on ne comprend pas, sauf à sonner le glas de toutes les lois mémorielles présentes, passées et futures qu’elle ait procédé de la sorte.

Sauf si, au-delà de la discussion franco-française sur les « lois mémorielles », transparaissait en filigrane la crainte de voir de nouveau la France condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme, comme les juges de Strasbourg le firent pour l’ouvrage Les services spéciaux du général Aussaresses (CEDH du 15 janvier 2009 ed. Orban) et pour Roger Garaudy (dans l’arrêt Garaudy, Lehideux, Isorni en 2001), sur la base de l’art 10 de la CEDH, au nom du respect du droit à l’information et de la liberté d’expression. Mais la reconnaissance du caractère normatif de la loi Taubira n’était même pas nécessaire à la condamnation pour apologie et au rejet du pourvoi; dès lors que la poursuite reposait sur la loi de 1881 et non sur la loi du 23 mai 2001 à laquelle les juges ne s’étaient référés que pour retenir le caractère criminel de l’esclavage. La réprobation et l’abandon du recours aux lois mémorielles ou compassionnelles (pour reprendre l’expression du sénateur Robert Badinter) peut à la rigueur interdire au Parlement d’étendre les lois mémorielles répressives; mais pas empêcher que le législateur ne se penche sur un système de valeurs que la société démocratique doit tout autant préserver que la liberté d’expression.

On ne voit pas comment Mme Taubira, aujourd’hui devenue Garde des sceaux, pourrait reprendre les chaînes de l’esclavage, pour saisir le Parlement d’une loi tendant à réprimer la négation ou la contestation de la traite négrière, sans se mettre à dos toutes les « bonnes consciences de gauche » des partisans de « liberté pour l’Histoire », ni comment François Hollande pourrait tenir sa promesse envers les Arméniens.

Que ce soit le Conseil constitutionnel qui le leur dise, passe; mais que ce soit la Cour de cassation, il y a de quoi alerter et désespérer les associations qui se sont donné pour objet de lutter contre les résurgences modernes de l’esclavage et contre sa réhabilitation historique.

Il y a réellement de quoi s’inquiéter de cette « permission des juges » qui masque une certaine régression de la lutte pour la liberté tout court qui mérite pourtant tout autant que la liberté d’expression que l’on s’occupe de son histoire et de son présent.

Bernard Jouanneau, président de Mémoire 2000, association informant et sensibilisant les jeunes scolaires pour les informer et les sensibiliser « à toutes les formes d’atteintes aux droits de l’homme ».

Source : Les Invités de Médiapart

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