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[SOCIÉTÉ] HAÏTI : UNE EXPLOITATION RELIGIEUSE DES SOUFFRANCES DU PEUPLE

Le séisme du 12 janvier 2010 n’a pas seulement détruit Haïti mais a aussi bouleversé les âmes. Retour sur les changements qu’a impliqué l’arrivée massive de prédicateurs évangéliques sur l’île, imputant les malheurs de la population aux pratiques vaudoues, et sur la nécessité de l’émergence d’un Etat de droit laïc capable de subvenir aux besoins primaires des Haïtiens, tout en garantissant la liberté de culte.

Trois questions à Laënnec Hurbon*, docteur en théologie et en sociologie, spécialiste des rapports entre religion, culture et politique dans la Caraïbe.

Q : Dans quelle mesure le discours des pentecôtistes trouve-t-il un écho dans la population haïtienne?

R : Le pentecôtisme est un mouvement religieux qui connaît un succès croissant non seulement en Haïti, mais aussi à travers le monde, notamment en Amérique du Sud et en Amérique centrale, en Afrique noire et même en Asie. On dirait que ce mouvement est congruent à la mondialisation, c’est une religion de l’émotion, qui laisse peu de place au dogme. L’individu qui se convertit devient en quelque sorte contemporain de « l’événement » de la Pentecôte dont parlent les textes des Evangiles, il peut ressentir par la transe la présence de l’Esprit saint dans son corps.

C’est d’abord sur la population des villes que le pentecôtisme exerce la plus grande attraction. En effet, si l’on prend le cas de Port-au-Prince, la capitale, on observe que plus de 2/3 de la population, venus de l’exode rural qui s’est accéléré au cours des années 1970 et 1980, vivent dans des conditions infrahumaines : entassement dans des taudis sans accès à l’eau potable, sans électricité, avec un taux de chômage près de 80%.

La majorité se donne des occupations à travers le petit commerce de trottoir, en sorte que Port-au-Prince apparaît comme une ville rurale sans règles de l’habitat, livrée à elle-même. Ces couches sociales pauvres démunies, sans boussole, trouvent dans les Eglises pentecôtistes un espace provisoire où elles peuvent exprimer leurs frustrations et, en même temps, retrouver une nouvelle famille et une solidarité qui leur permet de faire face à leurs souffrances sociales.

Il y a deux raisons majeures qui expliquent le succès du pentecôtisme en Haïti. Tout d’abord, l’individu ne se sent guère dépaysé à l’intérieur des assemblées pentecôtistes même si les prédications diabolisent les divinités vaudoux : les réunions sont faites de chants, de danses sous forme de transe de l’Esprit saint, d’expression des rêves, de témoignages individuels, toutes choses qui restent paradoxalement congruentes avec les rituels et croyances du vaudou.

Par exemple, les Eglises dites de « l’Armée céleste » se situent à mi-chemin du vaudou et du pentecôtisme classique. Le vaudou a une imprégnation très forte dans les mentalités. Hérité de l’Afrique et réélaboré pendant la période esclavagiste (XVIIe-XVIIIe siècles), il consiste à rendre un culte à des divinités résidant dans les éléments de la nature (eau, air, feu), avec lesquelles on peut négocier et qui sont susceptibles d’intervenir dans le corps de l’individu lors des danses organisées en leur honneur.

En 1972, le protestantisme regroupait 15,3% de la population du pays contre 80,8% pour l’Eglise catholique. Aujourd’hui, les dernières enquêtes montrent qu’il progresse jusqu’à 48% dans la tranche d’âge des 18-25 ans. Le pentecôtisme parvient à être dominant à l’intérieur des différentes confessions protestantes, il y aurait même plusieurs Eglises baptistes devenues pentecôtistes.

De même, on découvre un rapprochement entre les mouvements charismatiques catholiques et les pentecôtismes, ils utilisent en effet le même rituel de témoignages et de d’effervescence spirituelle. Ils ont par exemple souvent en commun les pratiques dites de « jeûnes », qui consistent en une ou plusieurs journées de prière, de chants et de témoignages sous la direction d’un prédicateur. On pratique des « jeûnes » en vue d’obtenir un travail, un logement, un visa ou pour résoudre des difficultés matrimoniales, pour échapper à un mauvais sort.

La deuxième raison du succès du pentecôtisme est l’absence de représentations étatiques auprès des quartiers populaires, mais aussi dans les provinces et dans les campagnes rurales. Depuis la fin de la dictature de trente ans des Duvalier, l’Etat a été incapable de répondre aux demandes d’écoles, d’emplois, de soins médicaux, de justice ou de sécurité en général. Lors du tremblement de terre du 12 janvier 2010, l’effondrement de l’Etat est devenu une réalité aux yeux de toutes les couches sociales. Désormais, les religions, comme le pentecôtisme et les groupes dits de l’Armée céleste dominent l’espace public, notamment dans les camps de fortune où vivent plus d’un million de personnes sinistrées.

Q : Les évangéliques disent venir sauver les Haïtiens, quelle forme leur aide prend-elle?

R : Des évangéliques américains sont venus en Haïti déclarer dans leurs prédications que le séisme était un châtiment envoyé par Dieu à cause des pratiques et des croyances vaudoues, un « culte diabolique ». Le pasteur américain Pat Robertson, arrivé en Haïti dès la première semaine du tremblement de terre, est par exemple connu pour avoir fait des prédications enflammées contre le vaudou avec lequel les Haïtiens auraient signé un pacte pour gagner en 1804 la guerre contre les armées de Napoléon. Malédictions et châtiments se seraient abattus sur le pays depuis la naissance de la nation haïtienne.

Cette manière de prétendre sauver les Haïtiens peut conduire à des violences contre les vaudouisants, ce qui eut d’ailleurs un début de réalité au cours d’une cérémonie du vaudou perturbée dans un quartier de Cité-Soleil. Les évangéliques projettent d’organiser au stade sportif de Port-au-Prince une assemblée de 20 000 fidèles pour accueillir le célèbre prédicateur Billy Graham et son fils, au début du mois de janvier 2011.

Les évangéliques ne font pas que prêcher, ils assortissent leurs activités d’évangélisation ou de conversion d’aides matérielles qui correspondent à des besoins réels de la population, dans les camps comme dans les quartiers populaires. Ces aides sont distribuées à travers des réseaux d’ONG, dont l’un des plus importants est le World vision. Ces ONG offrent par exemple de l’eau potable, des vivres alimentaires ou des soins médicaux.

Il faut signaler la disponibilité des foules en Haïti, et surtout dans la capitale, à accueillir toutes sortes de mouvements religieux. En particulier ceux qui annoncent la fin des temps ou le retour de Jésus. Le séisme est alors interprété comme un signe avant-coureur de la fin du monde, et donc comme un message pour une conversion immédiate au christianisme.

On ne peut mettre cet engouement religieux sur le seul compte des conditions sociales de pauvreté et de misère, il faut encore reconnaître les souffrances psychiques que connaissent ces milliers de personnes victimes et survivants du séisme. Une exploitation religieuse de ces souffrances est d’autant plus facile que le niveau d’éducation scientifique est particulièrement faible.

Q : En quoi le discours pentecôtiste fragilise-t-il les perspectives de lien social en Haïti?

R : Le « vivre-ensemble », le « monde commun » au sens que lui donne Hannah Arendt, connaîtrait-il une défaillance au fur et mesure que le discours pentecôtiste pénètre dans les couches populaires? La facilité et la rapidité avec lesquelles les Eglises pentecôtistes s’implantent dans les quartiers populaires (construction de temples sans aucune sophistication, école biblique ou l’on apprend à lire, création de chorale, activités d’entraide) laisse penser qu’elles constituent à elles seules un puzzle de petites Républiques autonomes qui n’ont plus guère besoin de l’Etat.

On peut dire qu’à l’intérieur des assemblées pentecôtistes, un nouveau lien social se construit. Mais sous un certain rapport, le pentecôtisme transnationalise l’individu et semble le porter à relativiser toute attache à la nation. Est-ce une perspective qui procède du pentecôtisme comme tel? Peut-être, mais son succès exprime une certaine défaillance de l’Etat.

Ne serait-ce pas alors la tâche de l’Etat de ne pas s’en remettre aux religions face au désarroi de la masse des démunis, la majorité des Haïtiens? Ce qui signifierait prendre en charge les problèmes d’intérêt général que sont par exemple l’école, les soins médicaux, la sécurité. Et d’émerger enfin comme un Etat de droit, qui sache appliquer le principe de la laïcité reconnaissant aux religions leur place, tout en préservant des lieux propres à la diffusion d’une culture scientifique et aux tâches du politique.

* Né à Jacmel (Haïti), Laënnec Hurbon est docteur en théologie (Institut catholique de Paris) et en sociologie (Sorbonne), directeur de recherches au CNRS et professeur à l’université Quisqueya de Port-au-Prince, dont il est l’un des membres fondateurs. Il est l’auteur de Dieu dans le vaudou haïtien (Maisonneuve & Larose, 2002), des Mystères du vaudou (Gallimard, 1993), de Religions et lien social, l’Eglise et l’Etat social en Haïti (Cerf, 2004).

Source : Le Monde des RELIGIONS.fr

 

 

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