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[SOCIÉTÉ] GHANA : LE GRAND RETOUR DES ENFANTS D’IMMIGRÉS

Adolescente, la journaliste britannique Afua Hirsch avait honte de ses origines africaines. En 2012, elle est partie s’installer dans le pays de sa mère. Ils sont nombreux dans la diaspora à accomplir cet exode à l’envers, attirés par les perspectives économiques du continent.

Quand j’étais adolescente, ma mère m’a entendue dire un jour à mes camarades que j’étais jamaïcaine – affirmation proprement absurde de la part d’une jeune fille mi-ghanéenne, mi-anglaise, dont le prénom est l’un des plus répandus dans une grande langue africaine. Ma mère, qui est née et a grandi au Ghana, en a été mortifiée. Certes, je traversais alors cette crise d’identité propre aux enfants métis, mais surtout j’avais honte. Etre africain n’était pas valorisant à l’époque et, à ma façon d’ado ignorante, j’exprimais une crise de confiance bien plus profonde – une crise qui, depuis la fin du colonialisme, n’avait cessé d’engloutir les Africains pour les recracher en Europe et aux Etats-Unis en tant qu’éternels migrants économiques.

Ma famille a quitté le Ghana en 1962 et, à cette époque, tout départ était définitif. Les vols étaient peu nombreux et les billets chers, et l’on préférait envoyer ses économies au pays, créant ainsi une “économie des transferts de fonds” qui perdure de nos jours. Vivre à l’étranger – à Londres, dans le cas de ma famille maternelle –, c’était avoir accès à un revenu stable, à des soins de santé de qualité, à une nourriture abondante et à un système éducatif fiable. Pendant ce temps, de nombreux Etats africains commençaient à se déliter. Les années 1990, qui m’avaient vue si prompte à nier tout lien avec l’Afrique, ont été marquées par des guerres qui, de la Sierra Leone au Rwanda, en ont fait l’une des périodes les plus meurtrières de l’histoire de l’Afrique depuis la fin de la traite négrière. Le point d’orgue fut cette célèbre une de The Economist, en l’an 2000, consacrée à ce que l’hebdomadaire qualifiait de “continent sans espoir”, sur lequel “inondations, famine […], violences commises avec le soutien des gouvernements, pauvreté et épidémies [s’abattaient] sans répit”.

D’éphémères gouvernements civils et militaires continuaient de se succéder dans de nombreux pays, du Nigeria au Burundi, du Tchad au Congo. La Banque mondiale offrait des plans de sauvetage, mais à la condition que les Etats acceptent l’étiquette humiliante de “pays pauvres très endettés”. Au Ghana, cette dénomination était devenue un motif de sarcasme et un symbole de la dignité bafouée.

Beaucoup d’Africains avaient intériorisé l’idée que le monde occidental était plus évolué, au point d’en développer une sorte de complexe d’infériorité. L’un de mes oncles, de retour à Londres après quelques années de scolarité au Ghana, avait lâché : “La civilisation, enfin !” Tous ceux qui le pouvaient émigraient, et la fuite des cerveaux qui en découlait ne faisait qu’aggraver les choses.

L’exode des Africains alimentait à l’étranger une vision caricaturale du continent, que The Economist était loin d’être le seul à entretenir. Tel est le contexte dans lequel j’ai grandi : me dire jamaïcaine semblait une solution plutôt sensée à l’époque. Ce fut l’avertissement qu’il fallait à ma mère pour organiser notre premier voyage vers ces terres d’Afrique de l’Ouest qui l’avaient vue naître et pour nous réapprendre nos racines. En 1995, nous sommes allées pour la première fois à Accra, la capitale du Ghana.

Ce premier voyage allait avoir sur mon avenir des conséquences que je n’aurais jamais pu imaginer. Au cours des quelque vingt années qui se sont écoulées depuis, tous mes choix universitaires et professionnels ont été autant de jalons sur une route qui me ramenait en Afrique. J’ai dévoré la littérature africaine, étudié la politique africaine, fait ma thèse sur les Africaines et le pouvoir, travaillé dans le développement, le juridique, et aujourd’hui la presse, toujours en lien avec l’Afrique. Il y a dix ans, mon travail au sein d’une fondation pour le développement international m’a conduite au Sénégal, où j’ai vécu deux ans. Puis, en février 2012, je suis repartie en Afrique de l’Ouest, pour m’établir cette fois dans la ville de mon premier séjour sur le continent, Accra.

Mes amis et mes proches au Royaume-Uni, même ceux qui ont des origines ghanéennes comme moi, ne cessent de s’étonner de mon désir de vivre en Afrique. Vu du Ghana, c’est tout le contraire. Loin d’être original, mon parcours s’inscrit dans un phénomène de plus en plus ample : un flux continu de ressortissants européens et américains d’ascendance africaine débarquent à l’aéroport international de Kotoka, récupèrent leurs effets personnels arrivés par conteneurs au port de Tema et se mettent en quête d’un logement dans les quartiers résidentiels prisés d’Accra : Cantonments, East Legon et Spintex Road.

Fuir une Europe en crise

Ils versent jusqu’à deux ans de loyer d’avance, en dollars et à des prix londoniens, et trouvent du travail au sein des multinationales et cabinets de services aux professionnels, de plus en plus nombreux au Ghana, lorsqu’ils ne créent pas leur propre entreprise. Et, à un certain stade, cela a cessé d’être des parcours individuels pour devenir un phénomène, assorti d’une nouvelle étiquette, celle de “migrant de retour”.

Dans sa symétrie, cette migration de retour en dit long sur l’état de l’Afrique d’aujourd’hui. Nos parents étaient partis (il y a tout juste cinquante ans, dans mon cas) pour fuir un contexte économique dégradé et un horizon bouché. Aujourd’hui, leurs enfants font leur exode à leur tour, fuyant une zone euro en crise et un sentiment persistant d’inégalité et de discrimination dans les pays occidentaux. “Pourquoi rester coincée sous le plafond de verre lorsqu’on peut diriger son entreprise dans une économie parmi les plus dynamiques du monde, sous un climat chaud et parmi les siens ?” s’interroge une migrante de retour au Ghana. “Il n’y a pas photo.”

Les statistiques illustrant la nouvelle donne africaine sont ébouriffantes. L’Afrique est qualifiée de “nouvelle Asie” en raison de sa croissance rapide. Sept des économies à plus forte croissance dans les cinq prochaines années se trouveront en Afrique, prévoit le Fonds monétaire international : l’Ethiopie, le Mozambique, la Tanzanie, le Congo, le Ghana, la Zambie et le Nigeria devraient croître de plus de 6 % par an jusqu’en 2015.

Ce continent riche en ressources naturelles tire profit de l’envolée des cours des matières premières, du cacao à l’or, mais il a aussi accru sa production manufacturière, qui a doublé ces dix dernières années. Les études de cabinets ou de banques comme Ernst & Young, Goldman Sachs et McKinsey font toutes état de l’essor formidable des secteurs des télécommunications, de la banque, de la distribution, du bâtiment et des hydrocarbures, essor qui se traduit par des niveaux records d’investissements directs étrangers.

Contradictions

Cette croissance du PIB va de pair avec l’ascension d’une classe moyenne en pleine expansion. A l’horizon 2015, le nombre de ménages disposant de revenus supérieurs à 3 000 dollars par an devrait atteindre les 100 millions, ce qui placerait le continent à égalité avec l’Inde. La Banque africaine de développement prédit, dans une récente étude sur l’Afrique dans cinquante ans, que “la plupart des pays africains auront accédé au statut de pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure, et les formes extrêmes de la pauvreté auront été éliminées”.

Les technologies mobiles ont joué dans cette transformation un rôle que l’on ne peut sous-estimer. Le taux de pénétration des téléphones portables atteint aujourd’hui 50 % environ, ce qui fait de l’Afrique le marché ayant la plus forte croissance au monde [voir p. 43].

Seuls 7 % des Africains ont aujourd’hui accès à l’Internet à haut débit, mais ils devraient être 99 % en 2060. De nouvelles infrastructures, comme les câbles sous-marins à fibre optique, qui reliaient déjà le sud et l’est de l’Afrique et ont été déployés dans l’ouest du continent en 2012, contribuent à accroître la productivité et à faire des technologies numériques une réalité pour les pays africains.

Nouvelles technologies et vieux problèmes se télescopent parfois de façon cocasse. Au Ghana, où les capacités du réseau électrique restent à la traîne de la spectaculaire croissance économique, les internautes utilisent Twitter pour surveiller la fréquence des coupures de courant. Il s’agit d’un problème endémique dans de nombreux pays. Les coupures d’électricité du Ghana ne sont rien en comparaison de ce que vit le Nigeria, où les habitants de Lagos estiment que la journée a été bonne lorsqu’ils ont pu profiter de quatre heures d’affilée de courant.

Ces contradictions sont le quotidien de la plupart des pays africains. La croissance économique n’est ni pensée ni répartie équitablement. Et, dans les faits, elle ne s’accompagne pas de l’amélioration des conditions de vie qu’espérait la génération de mes grands-parents au moment des indépendances [au début des années 1960].

De fait, beaucoup de gouvernements africains continuent de servir avant tout d’agences de distribution de l’aide internationale. Comme le dit le journaliste ougandais Andrew Mwenda, “la plupart des pays riches sont attirés par la pauvreté de l’Afrique plutôt que par sa richesse ; et, en fin de compte, ils se retrouvent à subventionner nos échecs au lieu de récompenser nos réussites”.

Et ce n’est certes pas la pauvreté qui manque. L’espérance de vie moyenne ne dépasse pas 56 ans, la mortalité infantile reste élevée, à 127 pour 1 000 enfants nés vivants, et le taux global d’alphabétisation n’est que de 67 %. On dit souvent de la croissance économique africaine qu’elle est une croissance “sans emplois”, et une enquête récente montre que, parmi les 15-24 ans, qui représentent 60 % des chômeurs, plus de la moitié ont renoncé à trouver du travail.

Ces réalités apparemment contradictoires donnent lieu à une véritable guerre de communication autour de l’image de l’Afrique à l’étranger. The Economist, qui n’en finit plus de se repentir de son numéro de l’an 2000 sur le “continent sans espoir”, parle à présent d’une Afrique “pleine d’espoir”. La plupart des chaînes de télévision internationales proposent désormais des émissions ou des séries de reportages qui traitent de l’Afrique sous un angle positif : la BBC diffuse African Dream, une série sur les entrepreneurs qui réussissent, et CNN African Voices [où la chaîne donne la parole à des personnalités africaines].

Mais ce n’est pas le rôle des médias de vendre une version relookée de l’Afrique, pas plus qu’ils n’avaient raison de la dépeindre par le passé comme le “cœur des ténèbres”. Les problèmes demeurent et ils sont réels. Depuis mon installation au Ghana, en février 2012, comme correspondante de The Guardian et de The Observer en Afrique de l’Ouest, il y a eu deux coups d’Etat militaires dans la région [au Mali en mars et en Guinée-Bissau en avril]. Tous ceux qui vivent au Ghana, riches et pauvres, vivent le même quotidien chaotique, entre embouteillages monstres, qualité douteuse de l’eau et coupures d’électricité à répétition. La pauvreté est une réalité ici, comme la faim et la maladie, et tout cela sans protection sociale. Loin de mettre en place des mesures porteuses de véritables changements sociaux, beaucoup de gouvernements africains se contentent d’administrer l’aide étrangère et de lancer de grands travaux d’infrastructures qui n’apportent pas grand-chose à la population.

En tant que journaliste, je navigue entre ces deux mondes, et cela n’est pas toujours facile. Un article que j’avais écrit pour The Observer sur l’attitude des Ghanéens vis-à-vis de la sexualité m’a valu d’être critiquée de toutes parts : d’un côté, des Ghanéens m’ont accusée de perpétuer des stéréotypes obsolètes en présentant le sexe comme un tabou et une pratique souvent transactionnelle ; de l’autre, des humanitaires regrettaient que je n’évoque pas les mutilations génitales féminines et la mortalité liée à la maternité, deux éléments à leurs yeux essentiels de la sexualité en Afrique.

Afropolitain

La bataille autour de l’image de l’Afrique – continent démuni et sous-développé ou nouveau géant économique – prend souvent un tour personnel. On reproche fréquemment, et à juste titre, aux journalistes de parler d’un continent de 54 Etats et d’une incroyable diversité comme s’il s’agissait d’un pays unique. Mais d’autres commentateurs sont prompts à donner des Africains une définition qui exclut les “migrants de retour” comme moi, au motif qu’ils ont la peau trop claire ou sont trop occidentalisés.

Or l’identité africaine ne cesse de se complexifier. M’étant moi-même entendue dire que j’étais trop noire pour être britannique – et trop britannique pour être africaine –, je m’inscris en faux contre l’idée d’une identité régie par des critères extérieurs. Et je ne suis pas la seule. Pour preuve le terme “afropolitain”, qui entre peu à peu dans le langage courant et dont on trouve notamment la définition suivante : “Africain du continent possédant une double nationalité, Africain né dans la diaspora ou Africain revendiquant ses racines africaines et européennes et sa culture métisse. Peu importe où ils sont nés : ce qui les distingue, c’est leur perspective cosmopolite sur le monde, ainsi que leur identité culturelle métissée.”

Privilèges

L’enthousiasme avec lequel les personnes d’ascendance africaine partout dans le monde épousent leurs racines prend l’ampleur d’un renouveau culturel. Un grand nombre d’icônes de la culture mondiale sont aujourd’hui africaines. En Grande-Bretagne, la scène musicale noire est dominée par des rappeurs d’origine ghanéenne, comme Tinchy Stryder, Dizzee Rascal et Sway. L’azonto, une danse ghanéenne très en vogue, commence à coloniser les clubs londoniens, d’ailleurs de plus en plus nombreux à programmer régulièrement de l’afro-beat.

Il ne faut pas pour autant minimiser les inégalités qui persistent entre les élites urbaines et cosmopolites, de plus en plus visibles (catégorie à laquelle appartiennent de nombreux migrants de retour), et l’immense majorité des Africains. Il faut dire que l’accès à l’Occident donne des privilèges et induit un clivage très marqué. Par exemple, un entrepreneur d’Afrique de l’Ouest doit souvent emprunter à des taux pouvant atteindre 30 %, ce qui est exorbitant. Les migrants de retour, eux, ont accès aux prêts des banques étrangères – et donc à des taux inférieurs à 10 % –, ce qui leur permet de fait de dominer les marchés locaux.

L’Afrique entame son renouveau avec ces clivages et ces inégalités. Dans mon cas, le passé et l’avenir se rencontrent dans un sens très littéral. Le week-end, je quitte souvent Accra pour me rendre dans une petite ville de montagne toute proche, Aburi, où vécurent mes ancêtres. Ma grand-mère m’a raconté que sa grand-mère à elle faisait rouler les barils d’huile de palme du haut de la montagne jusqu’à la côte. Aujourd’hui, j’aime aller déjeuner à Aburi, dans un restaurant monté par un Ghanéo-­Britannique de retour, pour y manger un plat ghanéen (ou une pizza, selon l’envie du moment) en compagnie de tous ceux qui, comme moi, fuient la grande ville polluée pour profiter de l’air frais de la montagne.

Arrivée à l’océan, mon arrière-arrière-grand-mère embarquait sur un bateau qui longeait la côte jusqu’à Takoradi, où elle était née. Aujourd’hui, Takoradi est toujours une plaque tournante pour les barils, mais il s’agit désormais de pétrole, ce pétrole qui a fait de l’économie ghanéenne l’une des plus dynamiques du monde. Je crois que cette femme serait heureuse de savoir que son arrière-arrière-petite-fille est rentrée au pays pour voir cette transformation de ses propres yeux.

Source : courrierinternational.com

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