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[ACTUALITÉ] CHRISTIANE TAUBIRA: « QUE LES RACISTES LE SACHENT, JE VIS ET JE VIVRAI. ET JE TIENDRAI”

Descendante d’esclaves, première femme noire à occuper un ministère régalien, la garde des Sceaux Christiane Taubira publie un livre sur l’histoire de l’esclavage et revient sur les attaques racistes dont elle est la cible.

Le 10 mai, elle sera aux côtés de François Hollande, en Guadeloupe, pour la Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leur abolition. Première femme noire à la tête d’un ministère régalien, elle aura alors l’occasion de lui reparler de son combat inachevé : «En 2001 j’avais proposé -et ça reste une solution à explorer-, que l’Etat rachète aux descendants des maîtres une partie du foncier, fasse un remembrement à travers une société coopérative puis vende ou mette à disposition ces terres.» Elle ajoute : «L’abolition s’est accompagnée de réparations financières très importantes au bénéfice des propriétaires d’esclaves. Mais rien pour ces derniers !» Elle convient que le Président n’est pas réceptif à ce sujet. Et peut-être que ce combat devra alors être porté par, dit-elle, «d’autres militants». Aujourd’hui garde des Sceaux, elle est du même coup une femme militante souvent condamnée au silence.

Paris Match. La loi Taubira reconnaissant l’esclavage comme crime contre l’humanité fête ses 14 ans. Quel est son bilan ?
Christiane Taubira. Elle est appliquée. L’histoire de la traite et de l’esclavage est désormais enseignée. Tout le monde est informé. Il y a des travaux universitaires, des BD, des films, des documentaires… Et cette histoire est totale : on sait qu’elle a permis le développement de la navigation, de nouvelles techniques, de nouvelles machines. Elle a créé une économie nouvelle qui induira la révolution industrielle. Ce fut 4-5 siècles de créativité, 4-5 siècles de résistance. Les esclaves ont créé leurs propres économies, monté leurs propres sociétés, inventé leurs spiritualités, leurs langues. Les langues ne sont pas juste des moyens d’expression, ce sont des matrices d’imaginaire. Elles ont produit une littérature qui a habité la langue française.

« JE SUIS UNE OPTIMISTE DE COMBAT. QUELS QUE SOIENT LES DRAMES, IL FAUT ENCAISSER LE CHOC, SE POSER ET REPARTIR »

Ainsi, comme le dit votre fille dans votre livre, « à quelque chose malheur est bon » ?
Je suis une incurable optimiste. Mais une optimisme de combat, non de contemplation. Quelles que soient les situations auxquelles nous sommes confrontés, quels que soient les drames, il faut encaisser le choc, se poser et puis repartir. C’est une philosophie qui a habité ma mère et beaucoup de femmes dans ces territoires.

Quelle est votre histoire personnelle ?
Le système esclavagiste interdisait le maintien des noms de famille. C’est seulement à la deuxième abolition de l’esclavage en 1848 qu’un état civil a été élaboré. Un travail extrêmement important de recherches généalogiques a été entrepris. On m’a trouvé de la famille dans deux endroits, deux zones de marronnage, c’est-à-dire de résistance. Mais connaissant cette histoire et la difficulté de retrouver des traces, j’ai réglé ce problème il y a très longtemps en m’inscrivant dans une généalogie collective. Je pioche dans cette histoire de révoltés !

C’est-à-dire ?
Je suis d’Afrique et d’Amérique, d’Asie et d’Europe. Je prends toutes les ascendances de lutte, de combat, de résistance, d’amour, de liberté. Je prends tout ce que les femmes ont fait, y compris lorsqu’elles avortaient pour que leurs enfants ne soient pas dans l’enfer des plantations.

« LE RACISME A ÉTÉ CONSTRUIT POUR JUSTIFIER LE SYSTÈME ESCLAVAGISTE »

Le racisme est-il fils de l’esclavage ?
Absolument. Il a été construit pour justifier le système esclavagiste. Avant la grande vague de la traite et de l’esclavage, le niveau de développement de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie était équivalent. Les relations entre les autorités européennes et africaines étaient d’égal à d’égal. Les archives le montrent et dans les tableaux d’époque, l’on voit bien que les autorités européennes font allégeance, à la manière d’un diplomate présentant aujourd’hui ses lettres de créance. Il y avait peut être des préjugés, mais pas une théorie qui expliquait des inégalités entre les races. Cette doctrine a été produite exclusivement pour justifier le système esclavagiste. Encore aujourd’hui, notamment dans les Caraïbes, les clivages sociaux sont très fortement liés à la pigmentation.

Quand avez-vous été confrontée au racisme ?
Enfant à l’école à Cayenne, puis étudiante à Paris. Mais c’est en 2005, après les émeutes en banlieues que je suis devenue noire. Sans arrêt, on m’invitait sur les plateaux de télévision pour parler des Noirs. Je ne savais pas quelles compétences particulières j’avais, je n’ai pas fait des études spéciales sur les Noirs… A cette époque, je travaillais sur les mines antipersonnel, sur les essais nucléaires, sur la dette des pays du Sud, mais on ne me sollicitait pas pour cela. Le système médiatique m’a enfermée dans ma couleur.

Plus récemment, vous avez été la cible d’un déferlement de haine.

Depuis ce jour, date de votre arrivée au ministère de la Justice. Comment le vivez-vous ?
C’est de plus en plus violent. Pour moi personnellement. Pour mes quatre enfants qui prennent ça en pleine figure, pour mes petits-enfants. Cette violence est incommensurable. Un journaliste a écrit que depuis Salengro, on n’avait jamais vu un personnage public attaqué avec une telle violence… Mais ils n’auront pas mon suicide.

« QUE LES RACISTES LE SACHENT, JE VIS ET JE VIVRAI. ET JE TIENDRAI”

Comment fait-on face ?
Je vis ! Et que les racistes le sachent, je vis et je vivrai. Et je tiendrai. Il me suffit qu’ils le sachent. Qu’ils multiplient leur violence par un million, je tiendrai encore. Par dix millions, je tiendrai encore. Le monde n’est pas à eux. Les enfants qui me ressemblent ont toute légitimité au monde. Il faudra qu’ils s’y habituent. La lucidité les conduira à voir que les gens qui me ressemblent sont plus nombreux. Et qu’il vaut mieux ne pas trop défier ce monde-là.

Cela vous inquiète pour l’avenir de la France ?
Oui, très sérieusement.

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Christiane Taubira Christiane Taubira signe « L’esclavage raconté à ma fille », à paraître le 7 mai.

Comment expliquez-vous qu’un quart des jeunes qui votent choisissent un bulletin FN ?

Il y a longtemps qu’on ne parle plus à la jeunesse, qu’on ne lui donne pas de quoi comprendre ni le monde, ni le présent, ni l’avenir qu’elle peut construire. Or, elle ne vient pas au monde en sachant les choses. Elle a spontanément de l’énergie et de la générosité en elle. Elle doit être naturellement ouverte. Pourquoi se replie-t-elle sur elle-même ? Comment peut-elle être mesquine, raciste ? Emile Zola en 1901 se demandait : «Une jeunesse antisémite, ça existe donc ? Est-ce possible que dans de tels jeunes esprits on ait pu déjà inoculer le poison de l’antisémitisme ?» Est-ce concevable que la jeunesse ait des pourritures pareilles dans l’esprit ? Si on n’arrose pas son jeune esprit, si on n’y plante pas de belles semences de lucidité, si on n’y sème pas du courage, de la fraternité, il va y pousser ce que d’autres vont semer. Si cette jeunesse-là se retrouve au Front national, c’est parce d’autres ont semé de la haine, de la rancœur. Notre travail, c’est de semer autre chose. Ce livre sème autre chose.

« MON LIVRE EST DESTINÉ AUX JEUNES, À TOUS LES JEUNES DONT LES DESCENDANTS D’ESCLAVES »

Est-ce la raison de ce livre ?
En partie. Mais ce livre ne s’adresse pas aux racistes. Il est destiné aux jeunes, à tous les jeunes, dont les descendants d’esclaves. J’ai mené le combat pour que la traite et l’esclavage entrent dans les programmes scolaires. J’ai découvert cette histoire toute seule parce que je traîne dans les bibliothèques et que je lis toute sorte de livres. Je suis plutôt joyeuse, amicale, j’aime les gens, c’est ma nature mais je sais ce que j’ai ressenti quand j’ai découvert cette histoire. Il y a en elle une telle violence que la réaction naturelle, c’est la haine.

Vous écrivez que vous avez dominé la haine…
Oui. Mais j’ai gardé la rage de ne pas tolérer les inégalités, les violences comme celles que je subis. Cela nourrit une énergie.

Vous écrivez aussi : «J’aime les Nègres marrons, mais aussi tous les insurgés, rebelles, mutins, résistants et abolitionnistes de toutes les époques et de toutes les causes»…
J’avoue, y compris sous la torture !

Mais dans ce gouvernement dit social-libéral, que l’on imagine éloigné de vos convictions, où est donc passée l’insurgée ?
Je fais mon travail au ministère de la Justice. J’ai porté 25 textes de lois : la création du parquet financier national, la lutte contre la délinquance économique et financière, le renforcement du code pénal dans la lutte contre la traite des êtres humains, l’interdiction des instructions du pouvoir politique dans les affaires individuelles…. Il y a une énorme différence entre le ministère de la Justice d’avant 2012 et aujourd’hui ! Alors, oui, je ne suis pas une insurgée au gouvernement. Mais mon tempérament, personne ne va le brider. Je le garde. Je suis dans une équipe, pour une action collective, au sein d’un gouvernement auquel je suis loyale. Quand je ne veux plus l’être, je m’en vais. Il n’y a aucun problème pour moi à partir. Aucun.

«L’esclavage raconté à ma fille», de Christiane Taubira, éd. Philippe Rey.

Source:

http://www.parismatch.com/Actu/Politique/Ils-n-auront-pas-mon-suicide-757754

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