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[ACTUALITÉ] CENTRAFRIQUE: L’ARMÉE FRANÇAISE SANS RÉELLE STRATÉGIE

Deux mois après le déclenchement de l’Opération Sangaris, Peter Bouckaert, directeur de la division Urgence de l’ONG de défense des droits de l’Homme Human Rights Watch, dresse un bilan sévère et argumenté de cette mission en terrain miné.

Quelles doivent être les priorités pour quiconque veut enrayer le carnage centrafricain ?
Il y en a une et une seule: mettre un terme aux massacres encore en cours. Voilà deux mois que l’opération Sangaris a été lancée. Or, des civils affolés fuient toujours à l’approche du moindre véhicule dans les zones sous contrôles de la Séléka [la nébuleuse rebelle musulmane qui avait renversé en mars 2013 le général-président François Bozizé]. Tandis qu’ailleurs, des communautés musulmanes se voient rayées de la carte. Lorsque les Français ont atteint Bossangoa (nord-ouest) le 7 décembre dernier, on y recensait environ 10 000 musulmans.

Il en reste quelques centaines. Il n’est pas exclu que dans cette région, tout comme dans de nombreux quartiers de Bangui, dont PK 13 et bientôt Miskine, ces populations implantées depuis des générations disparaissent. Sangaris a assisté à ce phénomène sans parvenir à l’enrayer. Si les Séléka répandent la terreur où qu’ils soient, les anti-balaka [miliciens « chrétiens »] ont un autre agenda: virer les musulmans de ce pays jusqu’au dernier, quitte à tuer pour y parvenir. En se regroupant dans le nord-est, les premiers laissent dans leur sillage des civils de confession musulmane vulnérables, car exposés à la fureur d’anti-balaka qui furent eux-mêmes soumis aux atrocités des ex-insurgés dix mois durant.

Comment briser cet infernal engrenage?

Il faut une intervention militaire dotée d’une vision, et dont les acteurs mettent en oeuvre le mandat de manière proactive. Sur le terrain, beaucoup de Sangaris, y compris certains officiers, ne comprennent pas ce qu’il faut faite pour neutraliser les tueurs ou n’ont pas la volonté de le faire. Cela ne signifie en rien que nous ne soutenons pas cette opération, ni que nous mésestimons les risques encourus. Mais lorsqu’un commandant français m’objecte qu’il lui faut veiller à ne pas apparaître comme prenant partie, je lui réponds que sauver des vies, ce n’est pas choisir son camp, et qu’il est ici pour ça. Je note au passage que le contingent rwandais de la Misca [la Mission internationale de soutien à la Centrafrique] l’a compris.

Le 1er février, un tiers environ des chefs de la Séléka étaient coincés à Sibut [verrou routier situé à 180 km au nord de Bangui], tandis que leurs tueurs sévissaient, semant des cadavres sur leur chemin. Pourquoi les avoir alors laissés partir ? Cinq cents de ces types progressent vers le nord, exécutent à tout-va, kidnappent des civils contraints de jouer les porteurs et qui sont abattus si par malheur ils tombent d’épuisement…
Stratégie défaillante ou absence de stratégie?

Il n’y a pas de stratégie digne de ce nom. Les Français sont venus -qu’ils en soient remerciés- pour stopper le régime de terreur instauré par la Séléka, racine de cette crise. Mais à la minute même où ils amorçaient leur déploiement sur le terrain, la donne a changé, avec une contre-offensive des milices anti-balaka dont ils n’avaient pas anticipé l’extrême brutalité, et qui a plongé Bangui et le pays dans une orgie de vengeance et un bain de sang. Or, plutôt que de s’adapter à cette réalité nouvelle, Sangaris a persisté à focaliser son action sur la Séléka, force structurée militairement donc plus facile à appréhender.

A l’inverse, traquer les anti-balaka revient à puiser de l’eau avec une passoire. Pour autant, si l’on veut vraiment les désarmer sur Bangui, on sait où aller: leurs leaders vivent dans le quartier Boeing, en face de la base Sangaris de l’aéroport M’Poko. Une opération massive sur ce site aurait le mérite d’envoyer un message clair. Lorsque je l’ai rencontré à la fin de la semaine dernière, le général Francisco Soriano [patron du dispositif] était très fier de m’informer de la saisie par ses hommes de deux grenades détenues par des miliciens chrétiens. Mais ces deux grenades ne leur manqueront guère: ils en ont stocké des centaines dans leur bastion de Boeing.

Quelles relations entretenez-vous au jour le jour avec l’état-major de Sangaris et l’ambassade de France, à l’évidence irrités par la tonalité critiques des commentaires postés sur votre compte Twitter?
Quand j’alerte Sangaris sur un cas précis, je reçois en retour des promesses, rarement suivies d’effets. L’ambassadeur [Charles Malinas], quant à lui, me taxe de parti-pris francophobe, m’accuse de ne pas connaître le sens du mot massacre, s’obstine à dépeindre une situation « difficile mais stable », puis finit par refuser de me parler. Alors même que les services de renseignement français, tant civils que militaires, m’invitent à échanger avec eux.

Quel est, parmi les épisodes dont vous avez été le témoin au long des deux semaines écoulées, le plus significatif à vos yeux?

La scène a eu lieu le 29 janvier au quartier Combattant, non loin de l’aéroport. Sous le regard d’enfants et les rires de quelques badauds, plusieurs « chrétiens » s’acharnent sur le corps d’un musulman lynché à la machette. Ils lui coupent la main, l’émasculent et placent son sexe dans sa bouche, puis le poignardent à coups de couteaux et de tournevis. Les Français sont à un pâté de maisons de là. Quand je relate l’épisode à leur hiérarchie, on me répond qu’on est ici pour protéger les vivants, pas les morts. Or, la Convention de Genève assimile bien la mutilation de cadavres à un crime de guerre. Ce pays traverse un moment de démence. Laisser des gens agir ainsi, c’est ajouter à la folie.

De quelque bord qu’ils soient, les seigneurs de la guerre locaux redoutent-ils selon vous la justice internationale?
Oui. Un général de la Séléka m’a dit ceci : « Je sais que tu vas m’envoyer à la Cour pénale internationale [de La Haye], mais je ne suis quand même pas responsable des exactions des autres chefs. » La CPI a précisément été créée pour punir le genre de crimes de masse commis en RCA. Et son engagement pourrait avoir un effet significatif sur les acteurs de cette tragédie. Pourquoi ses responsables n’ont-ils pas encore envoyé d’enquêteurs sur place? Posez-leur la question.

Source: L’Express

http://www.lexpress.fr/actualite/monde/afrique/en-centrafrique-les-francais-n-ont-pas-de-reelle-strategie_1319956.html

 

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